Et maintenant : on ne bouge plus !

Ça y est, on est déjà revenus de notre petit voyage à Rennes.

Je n’ai pas grand chose de pertinent à raconter aujourd’hui, rien de bien neuf à partager, pas de découverte révolutionnaire et pourtant, je ressens le besoin de revenir sur les quelques semaines qui ont précédé. L’été a vraiment mal commencé : le moral en berne, le stress, le bruit et les problèmes de bouffe sont venus plomber les deux tiers de la belle saison. Malgré trois semaines plus ou moins agréables en Belgique, je n’avais pas réussi pas à faire taire les démons tyranniques qui s’amusent avec mes nerfs depuis quelques mois. En toute honnêteté, je n’avais pas envie d’aller à Rennes, je n’avais plus envie de voir personne, plus envie de rien en fait, seulement d’une paix intérieure et extérieure. J’ai passé une semaine à chialer nuit et jour sur ma condition de pauvre fille qui a tellement peur de grossir qu’elle préfère arrêter de vivre. A ce stade, je ne sais pas si pleurer me faisait encore un quelconque bien, à part ce bref sentiment de vide béat éprouvé après une crise. Crise qui se répétait jusqu’à ce que le sommeil prenne le dessus sur toute chose annihilant de fait mes craintes pour quelques trop rares heures. Le mois de juillet n’aura pas été constructif, j’ai bien cru que j’allais abandonner et je voulais en premier lieu remercier ma mère pour la discussion que nous avons eue le week-end dernier qui m’a permis de m’accrocher encore un peu. Des bonnes résolutions ont été mises en place, on voit un point blanc au fond du gros tunnel de merde, on a encore les yeux un peu englués et la peur aux tripes, mais on sait qu’au fond, quand on regardera en arrière dans quelques années, certaines choses ne seront plus que de mauvais souvenirs.

Je n’avais vraiment, vraiment pas envie d’aller à Rennes et d’affronter la bouffe chez quelqu’un d’autre que ma mère. J’avais peur d’un jugement, d’une incompréhension mutuelle, j’avais peur que mes troubles ne créent une tension supplémentaire et ne fasse péter la corde qui me relie à Arnaud depuis 8 ans. J’ai pris le train lundi après-midi dans un état presque second après m’être persuadée qu’il me fallait affronter cette peur pour ne pas regretter la perte prématurée d’un ami. Max était là pour jouer les optimistes et me dire que ça se passerait bien, qu’après tout, il ne voyait pas pourquoi un ami de longue date m’enverrait chier pour une vague histoire de bouffe et de psychologie. Mais rien à faire, j’ai passé les cinq heures quarante qui nous reliaient à Rennes à lire pour oublier que j’allais me jeter dans la gueule du loup. J’ai potassé dans ma tête ces bons mots-sparadrap prononcés par ma mère, je me suis dit qu’un écart ne ferait pas de moi une grosse vache, que je pouvais me permettre d’avaler une cuiller d’huile. C’est tellement facile à dire, c’est tellement facile d’annoncer subitement : ça y est, demain je m’y remets, demain, je recommence à bouffer. Le truc c’est que demain, c’est toujours demain et que je n’arrive pas à me tenir à ce que je dis, malgré l’immonde peur qui s’empare de moi à l’idée de perdre des êtres chers à cause d’une histoire de kilogrammes. J’ai beau dire « oui, je ferai attention, je vais manger un peu plus », je ne pense qu’au jour où sur ma balance s’affichera le chiffre d’une perte bien méritée, comme sournoise récompense de trois semaines à crever la dalle en devenant maboule. C’est un cercle vicieux, c’est infernal, je passe trop de temps avec moi-même, trop de temps avec ce corps dont mon âme fait un rejet continuel.

J’ai passé cinq heures quarante à ne pas avoir envie d’arriver sur le quai. Comme toujours dans ce genre de cas, je ne me suis pas ennuyée une seconde et l’heure tant redoutée a sonné bien plus tôt que prévu. « Mesdames et messieurs, dans quelques instants notre train arrivera en gare de Rennes, terminus de notre train ». J’ai empoigné mon greffon par la main et ai affronté le quai comme un zombie, vide à l’intérieur, je flottais sur un nuage fangeux et mes pieds avaient bien du mal à répondre aux signaux de mon cerveau. Au loin, j’ai aperçu Arnaud et son inimitable veste rouge bouche d’incendie, un visage connu, c’est rassurant, mes craintes se sont presque dissipées à la seule vue de sa grosse barbe. La soirée a pourtant été un peu difficile, même si nous étions contents de nous revoir et de partager nos dernières petites anecdotes de la vie courante, je ne pensais qu’à une chose : « ne mange pas ces crackers japonais au wasabi, les crackers, c’est le mal, tu vas te transformer en boule de saindoux si tu manges le moindre de ce truc ». Pourtant, j’en ai avalé deux ou trois, c’est vrai, ça parait peu dit comme ça, mais c’était vraiment difficile. Le soir, dans le petit miroir de la salle de bains, j’ai vu mon ventre énorme comme un melon trop mûr prêt à exploser, j’ai eu envie de revenir sur les évènements de la soirée, de ficeler ma main à ma ceinture pour qu’elle ne puise pas ces putains de crackers. Je ne sais pas pourquoi, les jours suivants ont été plus faciles, peut-être parce que je n’avais pas l’occasion de focaliser continuellement sur moi-même. Arnaud est quelqu’un d’intéressant, de loin, la personne dont la discussion peut me captiver le plus longtemps, dans ses murs, je suis tout à fait à l’aise, je me sens comme chez moi si j’avais un chez moi, je peux vaquer à mes occupations et vérifier frénétiquement le contenu du frigo sans pour autant y puiser quoi que ce soit. Arnaud est tellement sympa qu’il a même acheté des carottes (que j’ai oubliées dans son frigo) alors qu’il déteste ça. J’ai rarement été reçue par quelqu’un d’aussi attentionné et ça m’a fait un grand bien.

Ces quatre jours sont passés un peu trop vite à mon goût, mais je crois que c’est aussi la clé du succès, on n’a pas le temps de s’ennuyer une seconde et quand on s’en va on se dit qu’on aurait dû rester plus longtemps. J’ai enfin pu me reposer, que dis-je, dormir, oui, pour de vrai, dans un canapé lit confortable, dans un appartement sans bruit en sachant que le lendemain serait un jour cool. Finalement, on n’aura pas fait grand chose mis à part les incontournables parties de jeux de société et l’après-midi pique-nique-shopping, mais on s’est vraiment bien amusés. Rennes est une ville jolie, agréable et remplie de boutiques très intéressantes. J’ai pu acheter des choses que je ne trouvais pas près de chez moi, un livre de fantasy, « La compagnie noire » et le jeu de société « Smallworld » que je recommande à tous les amateurs du genre. On a aussi beaucoup parlé du Trône de Fer (c’est promis, on vous en parlera bientôt, c’est comme la sortie de Diablo 3, quand vous ne l’attendrez plus, on vous pondra un article dessus) c’est fou ce que ce truc peut nous tenir le crachoir ! Puis Arnaud a toujours quelque chose à raconter, les univers qu’il crée pour ses jeux de rôles sont tellement fouillés qu’il aurait pu nous occuper des mois rien qu’en nous parlant de ça. Il y avait des petites choses super chouettes dans l’appartement d’Arnaud, son pommeau de douche nous manque déjà, sans parler de Munchkin, des tisanes et autres petites douceurs de qualité. C’est vrai, il y a un tas de très bonnes choses chez notre ami Breton : des truffes dans un petit pot à 20€ pièce, des confitures délicieuses, du Baileys, du chocolat au pain d’épice, un chouette traiteur sushi fusion, des tomates, du jambon, des kiwis et des yaourts 0% (bon ok, ça c’était juste pour moi mais quand même : MERCI). Très peu d’ombres au tableau en quelques sortes. J’ai failli concocter un article coup de gueule sur son coloc que j’ai trouvé bête et méchant, mais j’ai préféré me concentrer sur le positif même si ça ne vous intéresse probablement pas autant.

Enfin voilà, je n’ai pas la prétention d’avoir écrit quelque chose de formidablement recherché, je voulais juste remercier Arnaud qui a été extrêmement gentil et accueillant avec nous. Un hôte de choix, 9/10 (parce que la planche des toilettes ne tient pas et que je me suis coincée les fesses dedans). Je ne sais pas si ça va durer mais ces quelques jours en territoire breton m’ont fait un bien fou et je me sens requinquée, prête à affronter les mois qui suivent avec la conviction que tout va bien se passer, prête aussi à faire quelques efforts pour que le moral ne retombe pas aussi vite qu’il est monté. Maintenant, j’ai juste envie de profiter de l’instant, de me reposer un peu sans trop bouger à gauche à droite parce que j’ai eu mon compte des voyages pour un moment. En gros : les vacances ont enfin commencé !

Paro quoi ?

Parodontax.

Le mot est lâché. Aussi fin et aérodynamique qu’un parpaing qui vient de tomber du neuvième étage. L’appellation paraît barbare, de quoi vais-je bien parler dans cet article ? Le Parodontax est-il une espèce de dinosaure disparue depuis la nuit des temps, avec un cou très long et des bosses dans le dos ? Ou bien peut-être que le Parodontax est une nouvelle maladie infectieuse, le type de rareté médicale qui ne sort que dans un diagnostic de Docteur House ?

« C’est un lupus ?

- Non c’est un Parodontax.

- Oh merde c’est vraiment sérieux, il lui reste vraiment plus longtemps à vivre alors… »

Rien de tel, pas de maladies infectieuses à l’horizon, à vrai dire le Parodontax combat les microbes plus qu’il n’en fabrique. Je pense alors à une crème dépilatoire ou bien une nouvelle crème qui fait disparaître les hémorroïdes ? Pas loin, un poil plus haut dans le corps humain, avec un goût peut-être plus infâme.

Mais laissez-moi vous conter sa rencontre. Asseyez vous au coin de la cheminée, ou du bidet plus précisément. Rien de tel que la fraîcheur d’un bidet ressentie sur le coin d’une fesse, ah la douce sensation de la porcelaine froide. L’histoire du Parodontax prend racine dans une salle de bain, au dessus d’un évier, pas loin des toilettes. Quelque part en Belgique, comme souvent dans les histoires à base de Kébab et Max. Depuis quelques temps maintenant, je souffre pas mal de la bouche. Je saigne des gencives à chaque brossage de dents, c’est un problème récurrent. Inlassablement, ce que je recrache dans le lavabo prend une couleur rouge sang. C’est déjà fort désagréable, mais mes gencives perdent du terrain et commencent à se désintégrer littéralement. Plus le temps passe, plus mes dents grandissent et mes gencives rétrécissent. Chaque jour la peur de perdre mes incisives plane comme un spectre menaçant, j’ai peur de finir avec un dentier pour mes trente ans. Je sais, il faudrait que je me prenne en main, que j’aille voir un dentiste. Sauf que j’ai une peur bleue des dentistes, c’est complètement irrationnel et un peu stupide. Je n’aime déjà pas les médecins mais les dentistes occupent la première place de mes ennemis en blouse blanche. J’ai réussi à les fuir toute ma vie et à conserver une dentition acceptable, je n’ai même pas eu besoin d’appareil dentaire en chemin de fer à l’adolescence. Mais quittons la froideur des cabinets médicaux et retrouvons la spacieuse salle de bain liégeoise. Car c’est dans ce sanctuaire du bain que le Parodontax est venu à nous, déposé sur un évier. Maman Kebab nous avait acheté ce dentifrice pour nous et nos petites gencives sensibles. Jusqu’à présent, Kebab et moi nous brossions les dents avec ce bon vieux Signal, compromis assez efficace entre protection des gencives, goût pas trop dégueulasse et propreté des dents. Parce que c’est quand même super agréable de se passer la langue sur les dents et de constater que tout est lisse et impeccable.

Nous sommes dans la salle de bains, le monstre nous fait face. L’emballage semble être de facture classique, presque austère. On redoute le produit à l’ancienne, capable de déboucher les toilettes à lui tout seul. On pourrait presque croire à un dentifrice de contrefaçon qui tenterait de copier les grandes marques du genre. Le style est épuré, le logo est d’une couleur bleu standard, on imagine un dentifrice à la verveine ou quelque chose avec des herbes fortement aromatisées. L’emballage est blanc et une fleur rose tente de nous inspirer confiance. Mais on n’est pas vraiment dupes, on sait que ça va picoter dans les cavités buccales. Nous nous approchons de la créature pâteuse pour nous rassurer, déballons la chose. Une chose attire notre attention, des petits smileys se trouvent au dos du dentifrice. Un monsieur rouge fait la grimace, un orange avale sa salive difficilement et un bonhomme vert sourit de façon joviale et convaincue. En dessous de chaque petit visage, une période correspond. Cinq jours pour le monsieur Tomate, dix pour le monsieur Carotte et quinze pour monsieur Salade. Un message stipule que le dentifrice a un goût immonde au début et qu’il faut donc une période d’une dizaine de jours pour s’acclimater à la saveur étrange de notre ami des gencives. On rigole avec Kebab, presque intrépides. Le message nous a intrigué, on a hâte de tester le produit en bouche. On pose la mixture sur nos brosses à dents, la consistance est vraiment étrange. C’est à la fois liquide et granuleux. C’est un peu comme se brosser les dents avec du sable mélangé avec un yaourt aromatisé à la fraise. Sauf qu’en bouche l’arôme n’a rien de fruité. C’est à la fois salé, ça goûte la terre aussi et ça fait baver fortement. Comme un bouledogue en plein été. On se retrouve un peu bêtasse quand un flot de salive sort instamment de notre bouche pour couler sur le pyjama qu’on vient tout juste de mettre. La première expérience est rebutante, on s’insurge en rigolant :

« Baaark quelle horreur ! – sluurrrrrp (tentative ratée de contenir la mousse liquide du dentifrice) – Ce truc ! C’est abject ! »

Mais le pire dans tout cette histoire, c’est qu’on aime bien ça. Même si la première expérience est fort déplaisante. On en redemanderait presque en plus. Quand on a fini de s’étaler l’étrange composition  sur les dents, elles sont impeccables et brilleraient presque de mille feux. La gencive est apaisée, la dent propre, l’haleine fraîche. Magie, on touche un sommet de la perfection hygiénique. Et dieu sait que la propreté nous est chère, parole de personnes qui se lavent les mains une dizaine de fois par jour au minimum. Le lendemain, on est retournés dans la salle de bain dans un état proche de l’excitation, comme des gamins qui attendent un cadeau surprise d’anniversaire. Empressés d’essayer notre nouvelle trouvaille, afin de pouvoir déterminer si le dentifrice avait toujours un goût aussi horrible.

« Il est vraiment atroce ce dentifrice !

- Putain ouais, c’est trop cool ! »

C’est tout le paradoxe de ce produit. Et la petite notice au dos de l’emballage ne mentait pas, on finit vraiment par apprécier ce dentifrice à la craie amère. C’est complètement fascinant, on développe une forme d’addiction même. On arrive devant le lavabo, on s’arme de notre brosse à dents et nos yeux luisent d’une lueur de contentement perverse lorsque la pâte dentifrice sort du tube. Nos papilles et gencives se délectent du parfum de plante calcaire. On crache l’eau avec vigueur et on sort de la salle de bain dans une forme de béatitude lorsqu’on constate que nos dents sont aussi polies qu’un meuble fraîchement travaillé par un ébéniste. Impossible de passer à une ancienne marque de dentifrice, le retour en arrière est impossible. Ce midi même, Kebab et moi en avons fait l’expérience concrète. Sans faire gaffe, on a mis sur nos brosses à dent un reste de vieux dentifrice Signal. Comme tous les jours, on attendait la forme d’agression buccale habituelle, le petit picotement et la vivacité du parfum végétal si caractéristique du Parodontax. A la place, on s’est retrouvé avec du Signal en bouche. C’était comme se brosser les dents avec une vieille guimauve périmée, complètement perturbant. On s’est tellement habitués à notre puissant ami Parodontax que le Signal nous a paru tout fade et sucré. Pourtant, il n’y a pas si longtemps encore, on érigeait un peu cette marque comme le modèle institutionnel de sa catégorie. Mais le Parodontasaurus-Rex a pris sa place et se pose désormais comme un incontournable du genre. Un poids-lourd de la carie, la nuit les caries font des cauchemars de Parodontax. Ce dentifrice est devenu un des produits phares de notre quotidien après le thé Earl Grey, le coca-zéro et les cigarettes de Kebab. C’est dire son importance. On surkiffe ce truc, l’humain est un grand masochiste.

Attention cependant ce produit n’est pas à mettre entre les mains de tous. Ce brossage de dents au Parodontax est exécuté par un duo de grands cinglés, au goût parfois décalé et iconoclaste. Tout le monde n’aimera pas c’est certain. Ma mère en a fait l’amère expérience. Restez encore un peu au coin du bidet pour une dernière anecdote. C’est un soir de la semaine dernière, dans une maison paisible au milieu de la campagne et des pierres provençales. Un cri d’horreur fait irruption dans la demeure et vient briser le calme (relatif) de la maison. Ma mère sort de la salle de bain et tient dans sa main un objet non déterminé. Elle me sort des exclamations vagues à base de : « Mon dieu ce truc est dégueulasse » accompagnées de « bark bark bark » et terminées par un question : « T’as pas besoin d’un nouveau dentifrice toi ? » Et là, que vois-je ? Les yeux émerveillés, rond comme des billes ! Un putain de tube de Parodontax, amen ! On pensait que la bête se trouvait uniquement en Belgique et on se résignait un peu tristement à achever notre unique tube. On a hérité de deux tubes supplémentaires de Parodontax, autant dire qu’on est tranquilles pour un moment avec ce stock massif. Recevoir une maison en héritage ? Un tas d’emmerdes. Mais recevoir gratuitement deux tubes de Parodontax, ça fait chaud au coeur. Les gens devraient se léguer des dentifrices aux plantes plus souvent je dis.

 

« Oh oui, je suis glamour »

 

Pour résumer :

Graphismes : l’emballage est de facture classique, mention spéciale pour les dessins au dos qui préviennent le pauvre consommateur sans défense. La pâte est de bonne qualité, quoique un peu fuyarde par moment. Elle a parfois tendance à glisser de la brosse à dents et tomber dans le lavabo mouillé. Les premiers contacts seront difficiles et deviendront par la suite un réel plaisir.

Jouabilité : Le dentifrice a tendance à faire peu de mousse et à faire saliver très fort. Attention aux taches sur les vêtements tout propres et tout neuf. Le côté granuleux peut aussi surprendre. C’est tout le charme rustique du produit.

Durée de vie : Increvable, on l’aime chaque jour un peu plus. Se brosser les dents avec Parodontax c’est se faire un ami pour la vie.

Bande son : scrrrouuuu scrrrouuuuu scrrrouuuu … Pschiiiit.

Je n’ai plus qu’une chose à dire : gloire au Parodontax.


Plongeur du bout du monde

Je m’appelle Dupont, je suis plongeur de profession. J’ai commencé tout en bas de l’échelle, à la plonge au sens figuré, les avants bras dans la flotte et le magma gluant des résidus de bouffe avariée. Traité comme de la merde, payé comme de la merde. Au bout de cinq ans, pourtant, j’ai pu m’offrir mon premier scaphandre. C’est paradoxal, parce que ce que je préfère dans la plongée, c’est l’apnée, la descente dans l’obscurité, les poumons prêts à lâcher, et la dernière bulle d’espoir qui explose à la surface de l’eau. Quand je dis que j’ai commencé très bas, je ne mens pas ; après la plonge, j’ai rangé mon beau scaphandre dans une vitrine et me suis adonné aux joies du bain trois années durant. Chaque journée suivait un même schéma. Je me levais aux aurores pour effectuer un travail répétitif et aliénant à l’usine, parce qu’il fallait bien trois sous pour bouffer si je voulais continuer à plonger. L’avantage d’un job à la chaîne, c’est que ça ne demande pas la moindre aptitude, pour peu que l’on supporte les beuglements des supérieurs lorsqu’un pépin arrive. Je les entends encore me houspiller à propos d’un emballage mal scellé, comme si mon erreur allait mener le monde à sa chute, telle une faille temporelle, le sachet de l’apocalypse. J’ai toujours eu le recul suffisant pour me foutre de leurs remontrances, j’ai effectué mon travail jour après jour, sans me plaindre la moindre fois, j’ai commis très peu d’erreurs, comme on dit, faut pas avoir fait polytechnique pour enfermer sous vide des légumes précuits. A mon retour à la maison, je me ruais vers le frigo pour me nourrir, toujours des mêmes choses, n’ayant jamais éprouvé un quelconque plaisir à manger, il ne m’était pas difficile de concocter les menus nécessaires à ma survie sans avoir à me creuser la cervelle. Deux tranches de jambon, deux tranches de pain, un laitage, des haricots verts, une pomme et un demi-litre d’eau, avec ça, j’étais paré pour la suite. Je faisais toujours la vaisselle dans la foulée, pour ne pas me laisser déborder par les événements, l’idée d’un microcosme s’installant dans mon évier m’a toujours quelque peu effrayé. C’est un fait, j’étais et suis toujours un grand maniaque, obsédé par l’ordre et la propreté. Mais là n’est pas la question, je sens que je vous perds, que les anecdotes sans intérêt de la vie sans intérêt du petit Dupont ne vous intéressent pas. Ne partez pas, je plantais simplement le décor, il fallait que je me présente un peu avant de rentrer dans le vif du sujet, pour qu’à la toute fin peut-être vous ayez l’impression de quitter une vague connaissance, un peu plus qu’un inconnu. Soit dit en passant, je sais que certains d’entre vous ont sans doute besoin de s’imaginer le physique de leur narrateur ; pour contenter la masse, je vous fais un topo rapide. J’ai vingt-sept ans, je mesure un mètre quatre-vingt-quatorze et pèse soixante-seize kilos, ma peau est blanche, je porte des lunettes et mes cheveux, bien que se faisant rares depuis un an ou deux sont bruns.

Les choses importantes débutent maintenant.  Après la vaisselle, je me dévêtais consciencieusement, déposant mes vêtements soigneusement pliés sur un tabouret et me dirigeais vers la salle de bains. Je vivais dans un appartement miteux, propre en apparence mais dont le plancher, sous le lino menaçait de tomber en poussière tant les champignons avaient envahi les strates. Malgré ma peur maladive de la contamination, je m’en accommodais, car ce taudis renfermait en son cœur la plus grande baignoire qu’il m’eût été donné de voir. Une vasque gigantesque prête à accueillir, entassés comme des sardines, six types de mon acabit. Bien sûr, je ne m’y suis jamais plongé que seul, mais c’était pour vous donner une idée. Une fois nu, j’actionnais le robinet et regardais l’eau tiède emplir la baignoire avant de m’y glisser. Je prenais conscience de l’environnement sonore qui m’entourait, depuis mon appartement situé sur une grande artère d’une grande ville impersonnelle dont le nom n’a plus d’importance. Un vacarme de tous les diables, un brouhaha immonde et marécageux, des pots d’échappements, des avions, des gens qui hurlaient à la mort et les centaines de postes de télévision de mes voisins. J’aurais aimé débrancher tous ces tubards de leurs boîtes à cons, les inviter à se baigner, seuls ou accompagnés, à glisser leurs oreilles dans l’eau et à oublier le reste, à oublier le monde. Seulement, si j’avais coupé l’électricité de l’immeuble, j’aurais été contraint à me baigner dans l’eau froide et selon la saison, j’aurais pu y laisser un poumon, ou deux, au choix. Après m’être imbibé de cette débauche sonore, je descendais progressivement, m’écrasant de tout mon poids au fond de la baignoire. Je ressentais une profonde extase lorsque l’eau pénétrait dans mes oreilles, réduisant ainsi à néant mes cauchemars auditifs. Je profitais longuement de cet instant, et sortais parfois les oreilles pour prendre à nouveau conscience du silence qu’imposait l’eau. C’est à partir de ce moment que commençait la deuxième partie de mes escapades à la salle de bains. De la surface de l’eau ne dépassaient plus que mes yeux et mon nez, je me concentrais sur ma respiration et réfléchissais à chaque respiration. Une bouffée d’air, dedans, dehors, dedans, dehors, c’était hypnotisant, je songeais à la fragilité du corps humain, si l’on oubliait de respirer, c’en était fini de la télévision et des légumes sous vide. Seulement, la pompe à air est bien faite, à moins d’un dysfonctionnement majeur, on n’oublie jamais de respirer, non, il faut bloquer soi-même le mécanisme pour arrêter de respirer. J’inspirais un dernier coup, un grand coup, comme un alcoolique vidant son dernier verre, un grand verre, pour être sûr d’en avoir assez pour affronter la suite. C’est là que je plongeais à proprement parler, mon corps entier enfoui sous une couche d’eau, j’expulsais le plus lentement possible l’air retenu dans mes poumons. Mes pensées défilaient en accéléré pendant ces quelques secondes : était-il possible de rester au fond de l’eau sans jamais remonter ? Un monde parfait se dressait autour de moi, seul, sans rien autour, ni bruit, ni autorité, ni lois, ni dieux, ni maîtres comme dirait l’autre. Déjà, il fallait remonter. La dernière bulle à exploser à la surface était la plus douloureuse, je sentais mes poumons s’atrophier, mon cœur pomper dans le vide, je luttais contre mon corps, contre ce besoin de survivre envers et contre tout Je n’ai jamais compris pourquoi mon corps s’opposait si vivement à mon esprit, lui, serait volontiers resté au fond de l’eau une journée durant, malheureusement, il faut savoir composer avec soi-même. J’alternais donc les phases d’apnée et de repos, des heures durant, jusqu’à ce que la peau au bout de mes doigts fût si fripée qu’ils ressemblaient à des cerveaux miniatures. Après cet exercice, je me séchais, emportais un livre et me mettais au lit jusqu’au lendemain matin.

Au bout de quelques temps, j’ai ressenti de la frustration, cette baignoire, toute géante qu’elle était ne suffisait plus, le silence qu’elle m’apportait était tout relatif et il m’arrivait de plus en plus souvent d’entendre à travers les conduits, le bruit sourd mais néanmoins troublant de ma voisine tabassant ses gamins. Il fallait que je pousse plus loin mon exploration, il fallait que je vérifie de mes propres yeux que chaque chose a un fond, y compris le monde.

Je n’ai jamais fait de plongée à proprement parler, je n’ai jamais enfilé mon scaphandre. Je n’aime ni la mer ni les poissons, j’aime encore moins le sable et ses grains indécents qui se glissent dans les coins reculés de mon intimité. Je me tiens pourtant en haut d’une falaise,  sur cette petite île, au bout du monde, peu importe le lieu, et tout nu sous mon scaphandre, je suis prêt à plonger.  Je m’appelle Dupont, j’ai vingt-sept ans et jamais auparavant je n’ai ressenti une telle excitation. Je suis un être taciturne, pourtant mes orteils frémissent, les poils de mon échine sont dressés, je tremble comme un gosse devant une vieille infirmière allemande une grosse seringue à la main, je suis mort de trouille, mort d’envie. Le vent siffle dans mes oreilles, je n’en peux plus de l’entendre, je veux être seul avec moi-même pour la première fois, seul avec le silence, seul avec l’obscurité, à la recherche du centre de la terre. J’ai fait du chemin depuis la plonge du grand restaurant insalubre où je récurais à la chaîne des couverts malodorants, je n’ai pourtant jamais senti les doigts d’une femme caresser mes cheveux. Je ne suis pas laid, je ne suis pas beau non plus, je suis juste Dupont, et j’hésite à sauter de peur de ne jamais sentir les mains d’une femme se refermer sur mon sexe. Des minutes ont passé telles des heures depuis que je contemple du haut de mon promontoire l’immensité des eaux noires, ma vie entière a défilé devant moi. Diplômé d’une haute école d’ingénieurs, mais qu’est-ce que ça peut bien avoir comme importance ? Comment le papelard a pu devenir aussi important aux yeux du monde, comment, de tronc d’arbre s’est-il mis à régner en maître sur l’humanité. Et pourquoi diable aucune femme n’a ressenti l’envie de me montrer ses seins ?

La mer me tend les bras, elle m’offre tout son être, sans passer par la case des présentations, elle m’offre son cœur, elle m’offre son con, je suis prêt, je vais la pénétrer, je vais jouir en elle. La chute est plus longue que prévu, malgré mon corps lesté par ce scaphandre ridicule, je l’ai seulement revêtu pour qu’il me permette de descendre plus vite, il n’est relié à aucune bombonne. Le contact avec les vagues est brutal, douloureux, j’ai mal partout, ma peau picote, mes yeux ont du mal à rester ouverts, c’est comme si j’avais pris une porte dans la gueule, mais partout à la fois, c’est comme si j’allais exploser de l’intérieur, comme si mon sang allait éclater au grand jour et salir les parois de mon scaphandre. Pourtant, je n’ai pas peur, je m’enfonce, les remous ont cessé, il est là. Le silence. Il est omniprésent, il m’englobe, je suis le silence, il n’y a rien, rien que du vide, l’absence, le néant. J’ai oublié de respirer, je m’étais pourtant préparé, j’avais repassé la scène dans ma tête mille fois avant de prendre l’avion, mille fois encore avant de me propulser en avant, l’imbécile, j’ai oublié de prendre une dernière inspiration. Pourtant, si je veux descendre plus bas, il faut que je vide mes poumons, que je souffle doucement. Je fais le vide en moi, mon corps tombe tout seul, y a-t-il un fond à la terre ? Et si je tombais jusqu’à arriver de l’autre côté, et si mes pieds touchaient la surface et non le sol. Je ne sais pas, je ne me suis pas renseigné, je suis ingénieur informaticien et je n’ai jamais exercé, je n’ai jamais ouvert de livre de science, je n’ai jamais regardé la télévision, je ne sais pas de quoi est composé le centre de la terre. Je sais simplement que ce silence salvateur est la plus belle chose au monde et qu’en cet instant, je suis l’homme le plus heureux que la terre ait compté. J’ouvre les yeux, il n’y a rien devant moi, rien derrière, rien en dessous, mes poumons sont douloureux, je fais le vide et me laisse descendre. Ce que j’aime dans la plongée, c’est la chute, le moment où l’on sait que l’on devrait remonter, pour survivre. Le moment où l’on décide de faire demi-tour et où l’on prolonge malgré tout de quelques secondes, parce qu’après tout, quelques secondes de plus ou de moins, ce n’est pas grave. La dernière fois, dans ma baignoire, j’ai tenu trois minutes et vingt-six secondes, je regarde ma montre. Une minute cinquante, peut-être est-il temps de remonter. Je suis Dupont, suis-je un homme raisonnable ? Vais-je baisser les bras avant de connaître la réponse ? A quoi ressemble le centre du monde ?

A rien, au néant.

Je n’ai pas fait demi-tour et mes pieds viennent de toucher le sol, cette sensation m’effraie, le centre du monde est composé de sable et mes poumons semblent vouloir déchirer ma poitrine pour remonter à la surface. Autour de moi, le monde est noir, autour de moi, le silence est plein, mon cœur bat dans mes oreilles, je suis seul avec moi-même, au fond du monde. Je retire peu à peu le scaphandre, je n’en aurai plus besoin, c’est trop tard, si même j’essayais de remonter, je serais pris au piège à mi-distance. Autant essayer de m’allonger et laisser vagabonder mon esprit une dernière fois. Ai-je jamais aimé quelqu’un d’autre que moi-même ? Me suis-je d’ailleurs jamais aimé ? On dit que lorsqu’on a atteint le fond du trou, on ne peut faire que remonter. Je prends conscience de la sottise de ces mots, il y a une seconde option, on peut aussi stagner, stagner et mourir, comme un con au fond de l’eau. La dernière de mes pensées aura été une souffrance, ce putain de corps s’est remis à essayer de survivre comme un grand, j’ai bu la tasse, mes bronches ont explosé, mes tympans ont cédé, je n’ai pas pénétré la mer, c’est elle qui s’est immiscée en moi par tous les orifices.

Je m’appelle Dupont, j’ai vingt-sept ans, et je suis mort noyé.

Vieux cons et fiers de l’être

Ah les vieux cons

C’est un truc qu’on se dit souvent avec Max quand on passe nos soirées sur un banc à causer du bon vieux temps comme des retraités blasés de tout mais néanmoins nostalgiques. On cultive la papy-attitude comme règle sacrée de notre paisible mode de vie : pantoufles, pyjamas et tisanes sont les ingrédients quasi indispensables d’une journée réussie. Réglés comme des horloges parlantes, nos yeux s’ouvrent à 9 h 15 pour se fermer à 1 h 45, le temps situé entre ces deux moments clés se remplit d’une multitude d’activités similaires d’une journée à l’autre. La routine en quelque sorte. C’est un mot à la réputation plutôt mauvaise, on le craint comme la peste, on a la peur au bide, les intestins qui font des bulles à l’idée de sombrer dans la routine. Pourtant, le cliquetis entêtant du train de la vie sur ses rails bien droits nous berce, nous rassure, on se dit souvent qu’on s’y sent bien dans notre routine, qu’elle seule nous satisfait intégralement. On aime notre façon de vivre, nos petites habitudes, pourquoi devrions-nous en avoir honte ? Cette constatation finit par tomber sous le sens quand nous sommes confrontés à des événements inhabituels, comme cet apéro chez Patrick hier soir.

Je ne connais pas bien Patrick, je l’ai seulement vu en trois occasions et la dernière remontait à l’été dernier. Patrick est un ami de Lycée/fac de Max, son deuxième meilleur ami comme il dit. Patrick a un prénom qui me déplaît -toutes mes excuses aux hypothétiques lecteurs concernés- alors je fais plein de jeux de mots dès qu’on parle de lui. Ça a commencé par Patrick panique (pas trique, pas nique, c’est évident), puis il y a eu les variantes du genre Patrick est patraque, il panique parce qu’il a pas la trique puis à la fin ça n’avait tellement plus aucun sens que je ne me souviens plus des nombreuses moqueries quant à son patronyme. Ceci dit, on se demande bien pourquoi ses vieux l’ont appelé comme ça alors qu’ils avaient le choix. M’enfin, comme on dit, les goûts et les couleurs, bla bla bla. Patrick, je ne le trouve pas bien joli non plus, mais là encore c’est parfaitement subjectif puisqu’il s’avère être le détenteur d’un tableau de chasse à la gonzesse plus qu’honnête compte tenu de son goût immodéré pour le gel effet vinaigrette sur les cheveux. Vous allez croire que je n’aime pas Patrick, vous vous trompez, c’est juste que j’ai un peu de mal à présenter les gens que je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer souvent. J’ai d’ailleurs eu un bon feeling à son propos l’année dernière, c’est un garçon posé, plutôt gentil et pas trop m’as tu vu. Il se trouve, pour la petite histoire que Patrick s’est cassé le poignet en jouant au foot avec une équipe de sauvages et qu’il s’est retrouvé en congé maladie prolongé faute de bras dans le plâtre. Du coup, il est revenu chez ses vieux dans le sud pour se refaire une santé et en a profité pour nous inviter à boire un coup chez lui. L’idée me plaisait, nous n’avons pas souvent l’occasion de voir d’autres gens, et il paraît, d’après la plupart de nos amis qui nous veulent du bien, que les activités extérieures sont bonnes pour la santé mentale parce que c’est pas bien de rester enfermés chez soi comme des rats de laboratoire dans une petite cage en plexiglas. C’est donc relativement confiante que j’ai pris place dans la Corsa pour rejoindre Patrick et sa soirée.

C’est vrai, on était pas trop effrayés à l’idée de le revoir, après tout, c’est un gars bien sous tous rapports du genre à ne pas oublier votre anniversaire ou Noël et à s’inquiéter pour vous au bout de six mois sans nouvelles, bref, un ami quoi. L’unique inquiétude que nous inspirait cette soirée tournait, comme d’habitude autour de ma petite personne et ses nombreuses tares psychologiques d’ordre alimentaire. Mais même là, on sentait que ça pouvait bien se passer, j’étais tellement peu stressée que je ne me suis pas changée douze fois avant de partir. Faut dire, le magnifique t-shirt avec un singe dessus que maman Kebab m’a offert le mois dernier contribue depuis à diviser par dix le temps passé à essayer de trouver quelle tenue fera de moi une fille ni trop grosse ni trop maigre ni trop sport ni trop habillé ni trop noir ni trop flashy ni trop strict ni trop baba. Merci maman. Revenons-en à l’apéro d’hier soir. On était 4 autour d’une table, Patrick, son pote Jérémie, Max et moi. Au milieu, il y avait tout plein d’alcool à boire et trois rondelles de saucisson. L’alcool, parlons-en. Je ne vais pas vous le cacher, j’ai eu ma période alcool, rien de bien dramatique en soi, plus jeune, je sortais pas mal, je buvais un coup, il m’est arrivé d’abuser, de gerber sur les chaussures d’un monsieur en boite, mais ça a rarement dépassé le cadre des soirées entre amis. Depuis plusieurs années maintenant, je ne bois plus qu’occasionnellement et très modérément, mon corps supportant de plus en plus mal la chose, j’ai d’ailleurs totalement abandonné l’alcool depuis pas loin d’un an. C’est quelque chose qui ne me manque pas du tout, non, même pas la petite bière rafraîchissante en fin d’après-midi, vraiment, je ne ressens absolument plus l’envie d’en boire. A la rigueur, je trempe les lèvres pour le goût, parce que je peux aimer tout un tas de trucs, seulement, je suis ivre au bout d’un demi verre et je n’aime pas être ivre. Quand on arrive à un apéro et qu’on demande un verre d’eau, ça le fait moyen, seulement, j’ai pris la bonne résolution de ne plus me forcer à ingérer des trucs qui ne me plaisent pas pour faire plaisir. C’est tout naturellement que j’ai refusé le whisky et le pastis que Patrick me proposait, il ne m’a pas fait chier, je l’en remercie. Le problème quand on est le seul à ne pas boire, c’est qu’on remarque très vite à quel point les gens ont l’air cons quand ils ont un verre dans le nez. C’est imperceptible, mais au bout de quelques verres, il y a un changement dans le regard, les paupières qui semblent lourdes, l’iris qui brille, un bête sourire qui se colle aux lèvres. Je n’aime pas les gens ivres, en plus d’avoir l’air un peu bête, ils me font souvent peur, je ne me sens pas à l’aise. Evidemment, je ne parle pas du type qui aura bu trois verres, mais le Patrick, c’est plutôt la bouteille qu’il s’enfile, et tous les soirs en plus, avec les collègues du boulot, il se fait sa petite bouteille de rosé. L’alcool est au centre des relations sociales, presque aussi important que la bouffe quand il s’agit de s’amuser. Moi, je préfère les jeux de société, encore une fois chacun son truc.

A la base, je ne voulais pas parler d’alcool, mais le sujet a dévié de lui-même, la parenthèse restant relativement intéressante, je laisse ma petite digression et passe de suite à ce qui m’a vraiment posé problème à l’apéro de Patrick. Quand on est 4 autour d’une table, on a intérêt à avoir des trucs à se dire, sinon on tombe vite dans une espèce de silence gêné où on se gratte la tête machinalement en espérant très fort qu’on sera parti dans l’heure à venir. C’est un peu ce qui s’est passé d’entrée de jeu, on n’avait pas vraiment de sujet de conversation, enfin, à l’éternel quoi de neuf, on a juste répondu qu’on avait un chat et qu’on allait se pacser, puis les discussions ont dévié sur le boulot des uns et des autres. Le boulot, ce sujet maudit qui nous donne envie de nous planquer sous la table pour pouvoir communier avec les vers de terre dans la joie et la bonne humeur. Déjà, on a honte de pas bosser, puis merde, on se dit que c’est pas très rigolo comme sujet de conversation. Nous, on préfère parler de cul comme des gros beaufs, au moins, on peut rebondir sur le cul, par contre sur les lignes de code, c’est moins confortable. Patrick, il bosse à Paris parce qu’il a accepté le premier poste qu’on lui proposait, il a un taf ennuyeux de missionnaire et il a pas d’amis, juste des collègues de boulot. Patrick il est super triste, il est tout blanc, mais pas tout blanc sain, non, tout blanc gris malade, et il porte des polos de couleur gris bleu ou gris brun ou gris gris. Je suis sûre que son appart est tout gris aussi, son appart dans le 15e à 850€ par mois de loyer. Patrick, il aime pas son taf mais c’est quand même tellement important pour lui qu’il va écourter son congé maladie parce qu’il a peur qu’on lui reproche de s’être fait casser le poignet par un furieux joueur de foot tout maigre avec un t-shirt à rayures. Comment on sait qu’il avait un t-shirt à rayures ? Parce qu’on a vu la vidéo de la chute de Patrick, elle circule sur Facebook et Youtube, c’est lui qui nous l’a dit avant de nous montrer trois fois comment il était tombé. C’était même pas drôle en plus, même pas impressionnant, il a volé sur 50 cm comme un pauvre tas de viande, et il s’est pété le poignet, fin de l’histoire. Nous, on savait pas trop s’il fallait qu’on rie ou qu’on ait l’air impressionné, on a pas dit grand chose, on a pas vraiment réfléchi, on a vaguement baillé en s’excusant. On est fatigués, c’est le décalage horaire avec la Belgique, faut un temps d’adaptation, tout ça. La vidéo de Patrick usée jusqu’à la lie, on a recommencé à essayer de parler tous ensemble jusqu’à ce que les parents de Patrick arrivent et viennent squatter à table en nous demandant pour la seconde fois dans la soirée ce qu’on faisait dans la vie. C’est à ce moment là qu’on est allés pisser, parfois, il faut savoir sortir de table stratégiquement. Ils ont fait des yeux énormes quand on leur a dit qu’on s’en foutait de bosser à carrefour avec un bac +5 et que j’avais envie d’être femme au foyer. Ma foi, ça les regarde, si ça les choque, c’est pas notre problème, mais on peut pas s’empêcher de se sentir gênés quand même, parce qu’on paye pas d’impôts et qu’on cotise pas, d’ailleurs, est-ce qu’on a le droit de boire la bière du brave contribuable ? On s’est même pas posés la question sur le moment, mais on est pas sûrs, peut-être qu’on devrait payer une taxe pour ça. Voilà l’ambiance, on a causé argent et boulot pendant trois heures, à coups de la vie c’est cher et de la retraite c’est loin et tout le tremblement. Ok, on est au courant, on a juste envie de vivre nous, mais je crois qu’on prend le problème à l’envers, qu’on met l’alimenté avant l’aliment, bosser pour vivre pas vivre pour bosser, on passe pour de gros teubés naïfs quand on dit ça. On en reparle dans dix ans les gars, on en reparle, je ne dis pas qu’on ne va pas galérer à joindre les deux bouts, mais j’ai l’intime conviction qu’on sera heureux, tout simplement, parce qu’on l’est déjà. Je sais qu’on va très bien s’en sortir et que pour ça on n’a pas besoin de passer trois heures avec ses potes d’enfance à parler de boulot et de DSK.

Parce que DSK a été le deuxième truc à revenir sur la table toutes les trois minutes. Et honnêtement DSK, je m’en branle, voilà, c’est dit, oh mon dieu, je suis inconsciente, ce psychopathe aurait pu être mon futur président. Certes, certes. C’est peut-être égoïste, mais tant que je dors sur mes deux oreilles, le reste ne m’affecte pas le moins du monde. C’était comique de les voir s’exciter là dessus comme deux drogués en manque de leur dose de potins quotidiens, à faire des suppositions et des analyses bancales sur la couleur du sperme de Dominique. On s’en branle du sperme de DSK. On s’en branle de vos conversations austères à deux balles. Les gens savent plus passer de bons moments à rigoler, ils jouent les blasés de la vie à 25 ans, faut arrêter cinq minutes, c’est un coup à finir au bout d’une corde comme un employé de France Télécom. On a passé les neufs dixièmes de la soirée à se lancer des regards de morts de faim, on s’emmerdait tellement qu’on a même bouffé des trucs alors que c’est pas trop notre genre. On a bouffé et on a fumé plein de cigarettes pour nous occuper les mains, c’était compulsif, presque effrayant. De temps en temps pourtant, Patrick et son pote ont évoqué des anecdotes croustillantes de leur désormais lointain passé estudiantin à base de comas éthyliques et de bagarres en boite. On a même essayé de rebondir là dessus, en racontant nous-même les déboires alcoolisés de notre pote Manu qui essaye de coller du sparadrap sur une plaie toute fraîche. Mais nos propos n’ont pas fait mouche, on revenait toujours à DSK. DSK aime fourrer son chibre dans des gros culs de blacks, DSK est un dangereux psychopathe et Anne Sinclair (non, pas l’actrice de films pornos) doit vraiment l’aimer très fort pour rester avec lui. En gros, les types, leur présent, c’est DSK, leur futur, c’est cotiser pour la retraite et la fin de l’histoire ? Le pied dans la tombe avec les économies d’une vie passées dans un 30m² à 280 000€. Et je vous passe les réflexions super réacs à base de parents soit disant laxistes qui laissent leurs pauvres gosses se maquiller à 15 ans et de leur « ami maghrébin » qui n’a pas fait latin au collège.

C’est terrible comme constat, on est tristes, tristes de se rendre compte à quel point plus rien ne nous relie à nos amis d’enfance si ce n’est ces sempiternelles histoires de vodka et de gonzesses. Je constate la même chose de mon côté, on a tous pris des chemins différents, j’arrive plus à recontacter les gens, à part pour leur anniversaire, j’ai juste besoin de savoir comment ils vont mais je sais qu’un apéro ne serait plus qu’une vaste fumisterie hypocrite. C’est triste, on se dit que c’est inévitable, qu’au bout du compte, il faut lâcher du lest, qu’on ne vit plus sur la même planète. Le pire dans tout ça c’est que malgré le fait que ça nous touche, on n’arrive pas à faire quoi que ce soit contre, on arrive pas à prendre l’initiative, non, on n’en a pas envie, tout simplement. On construit notre truc, tous les deux, on s’est trouvés, on est contents, parce qu’en une vie, on a eu la chance de croiser sur notre chemin un être dont les motivations ressemblent aux nôtres. Ca ne veut pas dire qu’on n’aime pas les gens, on a toujours des amis, ceux qu’on voit une fois l’an, ceux à qui on téléphone toutes les deux semaines, avec qui on a plus de points communs, parce qu’on s’est rencontrés plus tard, on ne compte pas les laisser tomber, non, qu’ils se rassurent, ils ne sont pas concernés par ce billet. Seulement voilà, on est bien tous les deux, dans notre routine avec notre envie commune de fonder une famille et on s’en branle comme du premier slip de DSK que certains d’entre-vous puissent trouver ça malsain. On est rentrés chez nous heureux, à se réjouir de passer, le lendemain, une de nos journées-type, sans la moindre ombre au tableau, assis sur un banc au crépuscule à parler de nos enfances comme les vieux cons que nous sommes.

La peinture en été

Voila, retour à la maison. On a survécu aux galères ferroviaires, au traditionnel retard des trains belges, à la cavalcade effrénée dans les couloirs du métro parisien. On a même joué avec le suspense en sautant dans le train à la dernière minute. Beaucoup de frayeurs et de sueur pour un voyage assez éprouvant finalement. Heureusement, le voyage entre Paris et Avignon s’est déroulé sans trop d’encombres. Même si, c’est toujours long et ennuyeux, surtout en fin de voyage où le dernier quart d’heure paraît durer une éternité. On a débarqué en gare d’Avignon TGV, contents de voir quelques rayons de lumière nous chatouiller le fond de l’oeil. On avait un peu oublié le soleil pendant nos trois semaines en Belgique, la faute à une météo vraiment pas extraordinaire qui nous a privés de soleil pendant une majeure partie du séjour. Le matin, nous étions en Belgique, nous voilà dans le sud à présent. La transition est toujours un peu étrange, on flotte vaguement sur le bitume de la gare. On cherche du regard quelques points de repère, comme pour rendre l’endroit plus réel. Ma mère finit par arriver, avec cinq minutes de retard comme toujours. Précise dans son petit contre-temps habituel. On est quand même contents de la voir, d’entendre son accent chantant et ses traditionnelles histoires du retour. Sur le trajet du retour, on a bien sûr droit au classique bulletin météo des derniers jours, on apprend qu’il a aussi fait dégueulasse dans le sud, tout le monde est logé à la même enseigne grisonnante. Dans la voiture, elle nous parle toujours de mes cousins et cousines qui ont fait des trucs dont je ne me souviens jamais, parce que je suis un peu ramollo après cinq heures de train faut bien avouer. La voiture avance au gré des coups d’accélérateurs (modérés) de ma mère qui tient à nous faire prendre coûte que coûte son raccourci, qui en fait rallonge le trajet d’une petite dizaine de minutes. Le coin est charmant mais dix minutes de plus en voiture ça fait long après une journée entière passée dans les transports. Du coup, on assiste à un ultime chapitre sur Jean-Baptiste qui fait vraiment n’importe quoi avec son argent, qui claque mille euros en trois jours et qui cache des bouteilles de vin dans son placard. Elle se fait vraiment du souci et lui ne s’en fait pas assez, du coup ça pose pas mal de petits problèmes de compréhension. Et puis la maison arrive, intemporelle, rien n’a changé, tout est comme dans notre souvenir. Le chemin caillouteux nous fait rebondir sur notre siège, le portail noir nous attend, les cyprès n’ont pas encore trop grandi. Fermeture des portes, on déplie nos jambes toutes engourdies et on s’extirpe dans bien que mal de la voiture bien confortable. La maison est devant nous, mais le repos devra attendre encore un peu. Sarah et Lorenzo nous sautent un peu dessus, mon père nous salue plus discrètement mais on lit dans ses yeux une certaine joie de nous revoir. Les gens sont vraiment de bonne humeur et heureux de nous retrouver, ça nous fait quand même plaisir. Lorenzo nous enchaine à coup de super combo verbal : il nous assome littéralement.

« Et je suis allé au centre aéré, et j’ai fait de l’accrobranche, mais le petit trajet parce qu’il fallait faire plus d’1m40 pour en faire et Randy il pleurait parce qu’il était trop petit et qu’il a pas pu en faire et il a 12 ans Randy. Et les autres, ils m’appelaient René la taupe, tu veux que je te fasse René la Taupe ? Et on a fait la peinture dans la chambre et on a peint un mur en vert et l’autre en rouge, et on a bougé les meubles et puis aussi on doit aller au cinéma ce soir, on doit voir Harry Potter et moi j’aime bien la quiche. QUICHE ! J’aime bien le fromage aussi et la pizza et… »

Lorenzo c’est ça, c’est un flot ininterrompu qui te plonge dans une espèce de léthargie profonde. Tu ne peux plus l’arrêter, tu as décroché au bout de la première phrase parce que tout ce qu’il raconte est décousu et sans queue ni tête. Ta tête est passée dans le mixer Lorenzo 2011, ton cerveau est une soupe de légumes. Légumes, carottes, faim. Lorenzo sort de ma tête maintenant, pour ma santé mentale. Voila, c’est un peu ce qui peut nous passer par la tête quand on prend frontalement un Lorenzo bavard. Mais si vous avez bien lu la réplique à rallonge de notre petit bonhomme, vous aurez sans doute retenu une information essentielle. Le moteur qui dicte le rythme à toute la maisonnée : la peinture. Amie de ton intérieur, ennemie de ta paix intérieure. On a débarqué en plein travaux de peinture, terrible activité qui a le don de rendre la maison complètement hystérique. La dernière fois, une terrasse a été retournée à la suite d’une crise de colère post-peinture. Depuis je me méfie de la peinture et des jeux de domino, mais ça c’est une autre histoire que je garde sous le coude. Toujours est-il que la maison s’est mise aux rouleaux, pinceaux et autres pots de peintures Ripolin. C’est d’ailleurs assez drôle car nous sommes devenus des garants du bon goût et ma mère est venue nous demander conseils à plusieurs reprises. On se sentirait presque concernés par les affaires en cours, diantre. Mais le choix est pas toujours facile : il faut alors donner sa préférence entre deux tons de couleurs quasiment identiques. Tu préfères le gris métal ou le gris aluminium qui est un poil plus clair ?

« Hmmm, euh, je sais pas, euh… bouarf je sais pas trop, euh faut voir… »

Alors tu finis par en montrer un, un peu au hasard. Après avoir fait mine de bien t’interroger sur le choix cornélien.

« Non parce qu’on a aussi un marron qu’on aime bien, la vendeuse nous a dit que ça couteraît moins cher celui-là »

Alors là, on doit donner sa préférence entre un marron-taupe et un marron… marmotte ? Enfin deux trucs assez proches. En plus, on a un peu la pression parce que l’esthétique future de la maison repose sur notre avis peu assuré. C’est vrai ça ? Peut-être que dans vingt ans, on se souviendra que ce sont les deux jeunes qui ont donné leur aval pour une couleur qu’on trouvera moche avec le temps et qu’on supportera plus. Pendant que toutes ces considérations un brin paranoïaques se battent ardemment dans nos méninges, le choix de la raison finit par s’imposer. On va prendre la moins chère finalement, le choix de la bonne affaire certifiée Tante Yolande finit par nous faire entendre raison. Après tout, si la couleur est quasiment la même, autant prendre la moins chère. Et pour le coup, la couleur est pas trop moche. Parce que mes parents peuvent avoir un goût douteux en matière de décoration, ils pourraient facilement postuler pour une émission de décoration à la télévision. Ils font un peu toutes les choses qu’il ne faut pas faire : on peint la chambre en violet apocalyptique et on colle un crucifix du grand-père au dessus du lit, les beaux volets couleur lavande sont repeints en rouge brique sanguinaire, on colle des rideaux épais aux couleurs douteuses en plein milieu d’une pièce. Et j’en passe des vertes et des pas mûres. En parlant de vert pas mûr, la chambre des gamins a été repeinte en vert et rouge. La moitié de Lorenzo à été peinte en vert amande un peu grossier, on lui a acheté des posters de catcheurs en slip avec des muscles qui débordent de partout. Et de l’autre côté de la chambre, comme une frontière ferme marquée entre mon frère et ma soeur, une portion de rouge façon buche de Noel Aldi aux fruits des bois. C’est un peu plus harmonieux parce que Sarah est une fille qui gère pas trop mal la décoration. Mais la chambre double-face rouge et vert c’est assez osé, la rétine est un peu agressée quand même.

Les travaux ont crée une forme de chaos ambiant dans la maison, les meubles sont disposés anarchiquement. On a un gros buffet qui bouche l’entrée du couloir, la table de la cuisine croule sous de la quincaillerie en tout genre. C’est là qu’on se rend compte qu’on accumule un nombre incalculable de choses dans nos placards. De tout et de rien, de la ferraille qui s’accumule, des emballages qui végètent dans un recoin. Vivre prend de la place, c’est fou les petits choses anodines qu’on garde quelque part à l’ombre. On essaie de circuler dans la maison, il faut faire des numéros d’équilibristes pour éviter de trébucher sur une batterie de casseroles qui gît à terre, on essaie de ne pas se cogner le petit orteil dans un meuble qui a changé de place. Faut aussi veiller à ne pas écraser les trois petits chatons qui peuplent la maison. Un chaton surgit si vite sous nos pieds en poussant un miaulement de douleur horrible. Après, on se sent coupable d’avoir fait pleurer le chaton de douleur, parce qu’on lui a marché sur la queue. La maison est encombrée comme une autoroute au croisement entre le mois de juillet et le mois d’août. On a repeint le couloir en plus, haut lieu stratégique de la maison. Le couloir est le carrefour de la maison : il permet d’aller vers les chambres, il donne accès aux chiottes et à la salle de bain. Du coup, sortir de sa chambre devient un sport à part entière. L’échelle est plantée au milieu du couloir : il faut jouer aux contorsionnistes pour ne pas cogner l’échelle, mais il faut aussi prendre garde à ne pas toucher les murs qui sont encore fraîchement peints. Et les couloirs sont étroits. Il faudrait limite pouvoir se la jouer Paper Mario et devenir tout plat comme une feuille de papier pour passer entre les mailles du filet. On ose pas trop sortir du coup, on ouvre tout doucement la porte en jetant un regard furtif qui permet de juger la situation, on checke l’accessibilité des pièces stratégiques et on décide de se lancer à l’assaut. Ou pas. Et on repart tout penaud dans le chambre : « Mais j’aimerais bien aller pisser un jour moi… » Et pendant ce temps, les pinceaux s’abattent sans relâche sur le mur. Violenté, frotté, peinturé. Et nous nous trouvons de l’autre côté des murs, le bruit des rouleaux est presque assourdissant.

FRRRRRRRRRRRR FRRRRRRRRRRRRRR FRRR FRRRRRRRRR FRRRRRRRRRR

C’est le chant monotone du peintre d’intérieur. On a l’impression de se faire repeindre le cerveau. C’est comme si un troupe d’ouvriers venaient faire des travaux à l’intérieur de nos méninges. Drôle de sensation. Le tout est bercé par les chamailleries qui agitent mes parents qui habitent sur deux planètes différentes au niveau du soin de travail. Ma mère est une habitante de la planète Maniaquerie, elle fait attention aux petits détails, elle prend un petit pinceau pour faire les finitions proprement. Chaque détail a son importance, tout est calculé et maitrisé savamment. Mon père habite plus sur la planète Random Brouillon, il s’arme de son gros rouleau et peint allégrement de grandes surfaces. Bordélique dans l’âme, je peins tout ce que je trouve sur mon passage et j’étendrai mon empire de peinture jusqu’à l’univers entier. Les choses doivent être faites, peut importe l’art et la manière. Et la rencontre de ces deux planètes peut créer quelques secousses sismiques si la planète paternelle a malencontreusement débordé sur un cadre en bois. Malheureux, pauvre inconscient, tu viens de déclencher la fureur du dragon ancestral. Des flammes de remontrances vont alors te brûler les fesses. Le dragon maternel va alors se mettre en boucle, comme un message automatique pré-enregistré, et déballer un torrent de remarques. Mon père se fait sermonner comme un enfant. Il manquerait plus que la fessée, mais là ça deviendrait sexuellement douteux. Enfin non pas que la fessée soit douteuse, mais j’imagine mal mes parents faire ça devant moi…  Enfin je m’égare dans des images traumatisantes là. Mais une engueulade de ma mère est une forme de traumatisme auditif. On souffle une fois qu’elle est arrivée au bout de sa litanie. Parce que ça peut durer longtemps en plus ! La même phrase répétée pendant un quart d’heure, le même reproche formulé différemment pendant une heure entière. A la fin, on attend chaque phrase comme un refrain déjà trop entendu et quand enfin l’orage se calme, on savoure. En silence, bien sûr. Sauf, si ma mère a décidé de passer l’aspirateur à 23 heures. Mais forcément quand tu places l’organisation et l’anarchie dans un huis clos, les choses ne coulent pas de source. La troisième guerre mondiale sera peut-être picturale, méfiez-vous.

Et nous dans tout ça ? Il faut apprendre à recomposer avec le bruit et les gens que nous sommes contents de revoir, faut pas croire on les aime. Il faut s’adapter à nouveau, on perd une part d’autonomie c’est pas évident. Il faut se décrocher des petits plaisirs belges aussi. Mais ces histoires de retour à la maison, de peinture ou bien de déménagement c’est la même chose dans le fond. C’est stressant, ça rend un peu cinglé, c’est tout plein de petits travaux méticuleux. Ce n’est pas la partie la plus agréable de l’histoire. Mais il faut bien le faire aussi, on n’a pas le choix. Peindre ça prend du temps. C’est sûr, on perdra quelques cheveux dans l’histoire, on s’engueulera un coup parce qu’on a débordé du cadre. Mais une fois que tout est fini, que le calme souffle sur les âmes fatiguées, on regarde tout ce qu’on a accompli avec une forme de fierté béate. On se dit que ça valait le coup de refaire toute la peinture et que c’est agréable à regarder maintenant, à l’heure actuelle. On mesure le chemin parcouru. Les choses ont bougé, pris un nouvel éclat.

A nouvelle peinture, nouveau départ ?