Septembre en attendant

En 1996, Noir Désir chantait Septembre en attendant.

En 2011, comme tous les ans à la même période, j’ai dans la tête les paroles intactes de cette chanson. Elles tourbillonnent telles de petits morceaux de papier crépon guidés par le vent, elles tambourinent aux portes de mes tempes et me persuadent d’entrer avec elles dans leur danse lancinante.

Septembre.

Septembre et ses feuilles mortes, ses cahiers à spirales et ses journées qui cèdent peu à peu leur terrain à la nuit. Encore une phrase sans verbe, ma mère dirait que c’est tout de même honteux qu’avec un graduat en droit on se permette encore de faire des phrases sans verbe, mais que veux-tu maman, moi, j’ai seulement ce qu’on appelle ici l’équivalent du bac. Dans mes narines, l’odeur tenace des trognons de pommes en décomposition semble refaire surface, suivie bien souvent des relents de colle liquide et des vapeurs aigres de la cantoche. J’ai jamais bouffé à la cantoche. J’y ai jamais bouffé, mais j’ai toujours trouvé que ça sentait drôlement mauvais, un subtil mélange de transpiration rance et de dégueulis de poivrot. Et après, on s’étonne que les mômes rentrent affamés à la maison. J’ai une pensée pour le vieux taille-crayons à manivelle qu’utilisait une de mes institutrices pour tuer le temps pendant que nous, les morveux à peine sortis de leurs couches, pataugions gaiement dans la peinture avec nos petites mains. J’ai pas de très bons souvenirs de la maternelle, surtout des odeurs, des images subliminales peuplées d’autres gosses dont les joues étaient barbouillées de chocolat bon marché, et ce coin dodo où personne ne dormait vraiment mais où tout le monde se balançait des coups de pieds dans la tronche. Ce n’est un secret pour personne, je n’ai jamais aimé l’école. L’autre jour dans le bus, j’ai croisé une gamine qui faisait sa première rentrée dans l’école des grands. Elle avait un sac plus grand qu’elle et cette mine à la fois fière et mortifiée qu’affichent les futurs collégiens. Quand elle est descendue, son angoisse m’a replongée dans celle que j’ai ressenti la première fois. Cette sensation inexplicable d’avoir un trou béant à la place du bide et une pelote de laine en travers de la gorge. Sourire. Il faut sourire pour donner l’impression que tout va bien. Même si intérieurement, on se chie dessus, il faut rester digne. Et faire gaffe à la syncope.

Septembre m’a toujours foutu la trouille, c’est le mois où tout reprend, c’est le mois où les bonnes résolutions se voient reportées à l’année prochaine. Septembre m’a cloué les pieds dans l’asphalte une bonne paire de fois. J’ai vu avancer les autres et je suis restée là, au carrefour d’un tas de trucs, avec du plomb dans les genoux, j’ai pas avancé. Parce que j’avais la trouille, et parce que j’avais pas envie. J’ai longtemps regretté, puis finalement, je me rends compte que je m’en fous, je regarde mes pieds et miracle, plus d’asphalte, peut-être que moi aussi, j’ai avancé ?

Septembre, c’est aussi le retour à la vie de tous les jours. Les petits ont repris le chemin de l’école, le soir, ils rentrent et baillent très fort parce que les premières journées de cours sont longues, qu’ils n’ont plus l’habitude, alors, même s’ils feignent de n’être pas fatigués, ils s’écroulent à 21 heures, devant le télé-crochet du moment. Et lorsque les vieux regagnent leur lit, la maison est à nous, seul demeure en fond le murmure de la nuit, mais les crapauds ont quitté le navire, ils reviendront chanter plus tard, quand les beaux jours viendront faire fondre le givre et qu’un été nouveau frappera à notre porte. Le temps passe à une vitesse affolante, au fond de mes tripes, le souvenir d’un bras autour de mes épaules, dans l’obscurité d’une petite pièce à Lunéville est toujours aussi distinct. Deux ans ont pourtant passé. L’automne ne m’angoisse plus, la rentrée ne me concerne plus et j’ai bien assez souffert de la chaleur cet été pour la laisser s’en aller quelques mois sans regrets, comme une vieille amie que l’on est content de revoir, mais seulement une fois par an. J’ai passé vingt ans à avoir la gerbe à l’idée de voir septembre se pointer et pour la première fois, je l’accueille à bras ouvert, les hostilités ont pris fin, gloire à l’âge adulte. Les ennemis de toujours seraient-ils inconsciemment les amis de demain ?

Septembre a frappé à ma porte sans que je ne l’attende vraiment, et pour cause, j’avais pris le large avant qu’il n’atteigne le seuil. J’aurais dû y penser avant, les vacances quasi-forcées en Belgique, c’est la bonne planque pour oublier le temps. J’ai récuré, écrémé, rangé, jeté, réorganisé moult souvenirs, il fallait faire peau neuve, faire bonne impression n’était qu’une excuse parmi tant d’autres pour prendre le taureau par les cornes. Un peu de l’ombre de mon père a disparu dans de grands sacs poubelle verts, je lui ai dit au revoir en balançant un sachet de curry aux ordures, au revoir vieux père, sans rancune, on n’a pas besoin de bouffe périmée pour penser à toi. Il fallait le faire, il fallait déblayer cinq ans de paresse, cinq ans de manque de motivation. La visite de l’oncle du grand nord nous aura fait du bien au fond. Il a emporté avec lui de quoi se remémorer son aîné. Chacun à notre façon, nous faisons le deuil d’un homme qui nous a été retiré trop tôt, il faut du temps, mais la roue tourne et l’ombre s’affadit.

En septembre, Max a soufflé une bougie supplémentaire, sa maman dit qu’il la fait vieillir. Elle se trompe, s’il n’avait pas été là, elle aurait le même âge aujourd’hui. Tous les anniversaires ne sont pas synonymes de fiascos catastrophiques, il suffit de ne pas essayer de s’amuser quand on ne sait pas le faire. Ca a marché, grands dieux (et autres stupides idoles tant qu’à faire, sait on jamais), on a conjuré le sort. Ensemble, on a fait un gros doigt d’honneur au 11 septembre, l’année prochaine au moins, on ne se dira pas « de toute façon, c’est toujours pourri un anniversaire ». Non. Ça peut aussi être une journée parmi tant d’autres, une journée simple avec juste ce qu’il faut de soleil pour rendre à la peau son éclat. On aura pris des trains, dans un sens, dans l’autre, claqué un nombre insensé de thunes pour fuir l’inévitable. Verdict ? On aura appris que l’inévitable peut être évité, et que les sièges des trains nous font de plus en plus mal au cul.

En septembre, en attendant la suite, on prend racine au fond de notre petite chambre en espérant que les choses se figent un peu, que le calme perdure et que personne ne nous déloge de notre cocon. Les hostilités font rage aux portes de nos paupières, mais nous fermons les yeux en espérant les dissuader de nous éveiller à nouveau. Sous mes ongles coulent les mots qui n’arrivaient plus à sortir, et l’interminable liste de toutes les choses positives que j’ai emmagasinées ces derniers jours. Il était temps. J’ai presque envie de sourire, mais j’ai peur de me froisser un muscle, alors je ris avec les yeux, comme l’attestent les rides naissantes qui sillonnent mes tempes.

En septembre, Max et moi on a bravé le réveil à sept heures quinze, les yeux en trou de bite et la nausée matinale pour aller faire un tour du côté du tribunal d’instance d’Orange histoire d’officialiser notre situation. Pas de faire-parts, pas de bagues, on s’était même pas brossé les dents, mais pas besoin d’avoir une haleine fraîche et mentholée pour signer un PACS. Ca, c’est fait. Et maintenant ? Je pense à Florent, à sa grippe et à la nuit des étoiles, j’ai envie de dire « toutes des salopes », mais je me contente de l’écrire, parler, ça assèche la gorge, elle ne le mérite pas.

En septembre, enfin, ce qu’il en reste, je compte rester chez moi et recommencer à sentir l’herbe mouillée le matin, lever les yeux au ciel et suivre les feuilles mortes, toucher de mes doigts les bourrasques, fermer les yeux et renifler à plein nez les vapeurs de vieille colle liquide, de trognons de pommes avariés et de crayon-papier. Et m’en foutre jusqu’à n’en plus finir.

En septembre, en attendant la suite des carnages il se peut qu’arrive la limite.

J’y pense encore, j’y pense.

You can leave a response, or trackback from your own site.

7 Responses to “Septembre en attendant”

  1. Oph' dit :

    Ohhh, mais mes petits 6èmes, ils sont heureux, ils ont le sourire, même le jour de la rentrée, c’est l’occas’ de retrouver les copains, je frimer avec son matos et son sac dernier cri. Et surtout c’est l’occasion de revoir les gerbiiiiiiiiiiiiiiiilles du fond de la salle.Perso, j’adorais la rentrée, mais bon, c’est mon côté intello, c’est pas pour rien que je suis prof, c’est parce que j’aimais l’école !

  2. Dunaedine dit :

    Perso c’est mon côté intello qui m’a toujours fait détester l’école. Retrouver cette bande de moutons attardés à l’esprit formaté. Ces heures d’ennuis à tenter d’ingurgiter une pâtée de connaissance pré-mâchée, sans chercher à faire comprendre. Apprentissage par coeur, par une série de répétition mécaniques, que n’aurait pas déprécier Ford. Je n’ai commencé à trouver l’école intéressante qu’à partir du supérieur. Mais avant, quel ennui. Mais ça m’aura été utile pour une chose: cela me laissait des heures pour écrire mes scénarios de JDR :D .

    • Oph' dit :

      Rolala, moi je m’emmerdais qu’en histoire-géo… On ne peut pas dire que les SVT c’est pas intéressant et incompréhensible… c’est IMPOSSIBLE !

      • Dunaedine dit :

        Je n’ai jamais trouvé cela incompréhensible. C’est plutôt le problème inverse. C’est intéressant oui…. 5 minutes. Après, c’est 55 minutes de rabâchages (j’exagère un poil). La plupart du temps, j’avais avant le cours les connaissances qu’on devait m’inculquer pendant le cours, donc forcément ^^’.

        L’histoire géo pouvait être très chiant comme intéressant. C’est l’un des rares cours où le prof bénéficie d’une certaine liberté pour développer le sens critique des élèves. Analyse des faits et de ce qui en a été dit, des relations, stratégie et conflits humains… C’est l’un des rares domaines où je ne savais pas forcément ce qu’on allait essayer de me fourrer dans le crâne.

        Perso j’aurais préféré un enseignement sur les fondements de la science plutôt que le côté purement pratique. Comment appliquer le raisonnement scientifique (rasoir d’occam, reproductibilité, le fait qu’un théorème rationnel doit inclure ce qui démontrerait qu’il est faux…) en grille d’analyse sur pratiquement tout. Cela affinerait le sens critique des gens. Globalement, l’école actuelle est essentiellement une case de formatage et préparation à être un rouage.

        • Oph' dit :

          Voilà pourquoi je suis contre l’école obligatoire pour tous, il y a des gens qui n’ont rien à y faire et qui n’y ont pas leur place. Elle devrait être réservée à ceux qui ont envie d’apprendre des choses (parce que oui, ça arrive d’apprendre des choses à l’école) les autres peuvent rester chez eux et construire leur vie en autodidactes. Il suffit d’aller en Afrique pour voir tous ceux qui ont envie d’apprendre et qui ne peuvent pas, là, on se retrouve avec des gens qui peuvent apprendre, auxquels on donne tout et qui n’en font rien.

          (Et après on s’étonne que les élèves ne respectent plus les profs, rien de bien étonnant quand les parents estiment que ça ne sert à rien. Au final, ils viennent juste pour pourrir les cours et faire chier le monde)

  3. Grégoire annie dit :

    La rentrée de septembre inspire tout le monde, décidément !

    Elle reste ancrée dans nos souvenirs à jamais. Et moi qui suit née un 18 septembre, encore plus …

  4. blah dit :

    Félicitations à vous deux et désolé de ne pas avoir posté plus tôt, j’étais un peu occupé à mourir dans un coin.
    J’aimais bien la rentrée perso, revoir les potes, découvrir de nouveaux visages, remettre mon manteau noir qui est un peu ma seconde peau. Ca durait environ une semaine, puis j’étais écrasé par l’ennui.
    En plus, comme l’école me coupait mes 14H de sommeil quotidiennes, pas facile de rester éveillé !

Leave a Reply to Oph'