Lumière sur un personnage secondaire

Je suis une bouillonnante soirée d’été.

Quelques clameurs transpercent le silence d’une chaude soirée, les derniers cris de l’été résonnent dans le noir. Une pleine lune sauvage observe ce petit monde du haut de l’espace. Une minuscule parcelle d’univers pour une poignée d’êtres humains. Une trentaine d’hommes et de femmes se débattent pour exister encore un peu. Le mois d’août arrive au bout de sa course, à bout de souffle. L’automne arrive doucement, à pas de loup. L’été se meurt et les fantômes de cour d’école commencent à hanter les esprits, les échos de bureaux et de chaises bruyamment remués déterrent une anxiété collective. Il faut alors vivre dans l’urgence, faire la fête pour oublier le tintement prochain des cloches. Des gens se sont réunis pour expulser cette angoisse grandissante, ces personnes viennent d’horizons différents. Certains sont déjà vieux, d’autres sont plus jeunes, des enfants animent une portion de décor. Un assemblage hétéroclite d’humanité qui bouge ensemble. La soirée se déroule dans son ampleur languissante. Le repas est achevé, les ventres sont remplis et les esprits se brouillent dans une solution effervescente de fièvre. L’humanité cède le pas à l’animalité, la musique dicte aux plus alcoolisés une gestuelle déstructurée. Les corps se défont de l’emprise rationnelle du cerveau, le désordre primitif gagne les lieux. Les festivités battent leur plein, tout le monde semble s’amuser, se laisser aller. Le temps continue sa route tandis que l’être humain tente de ralentir son avancée, bientôt la soirée devra s’achever. Le retour vers la vie normale est fatidique, les beaux jours sont éphémères par essence. Leur fugacité est magnifique.

Je suis assis au milieu de ce spectacle, quelque part dans cette masse charnelle. Un halo lunaire m’invite à prendre la parole sur scène, comme un projecteur illumine l’acteur de théâtre. Je n’aime pas vraiment la lumière. Je me décale de quelques mètres pour ne pas me retrouver nu au milieu des planches, mis à mal par une dizaine de regards intrusifs. Je retrouve mon spectacle de contemplation avec un plaisir presque maladif, je n’arrive pas à me lancer dans l’action. Alors, je regarde vivre les autres. L’air se fait rare et chaque respiration me demande un effort mesuré, mon corps est une enveloppe suante. Je me sens prisonnier de la chaleur, elle m’enferme dans une torpeur poisseuse et dérangeante. Le chant de la saison sèche se déploie et me cloue sur place, je suis atone, aucune réaction physique. Mes sens sont pris au piège du paradoxe estival, il faut vivre dans cette prison aux vapeurs asphyxiantes. Je dois vivre et profiter de la moindre parcelle de temps, cette phrase circule dans mon esprit depuis le début de la journée. Les vacances sont arrivées, il fait beau. Tout le monde répète cette même litanie : saisis l’instant. Je sais. Je devrais juste me laisser aller, c’est facile. Mais mon corps refuse d’appliquer cette pensée positive. Je saisis l’instant à ma manière, dans tout son ennui et son absurdité. Les soirées organisées me dépriment complètement, je me sens seul au milieu de ces foules furieusement joyeuses. Je suis assis sur une chaise en plastique collant, mon pantalon commence à faire corps avec mon siège de fortune. Je bois une gorgée de bière chaude pour masquer ma gêne, j’espère secrètement faire défiler le temps à la vitesse d’un éclair dans le ciel. Le repas s’est éternisé, je pense être resté à table pendant trois heures. Trois heures de lente agonie ennuyeuse, bloqué entre deux enfants de treize et onze ans, devant une grande-tante ancestrale qu’on a déposé dans le fond du panier, au milieu des invités anonymes. Je suis l’ami de l’ami du cousin truc, pour situer vaguement ma place dans l’organigramme des réjouissances. Je suis le type qu’on ne connait pas, qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas. Les hôtes débarrassent enfin la table, devenue au fil des heures champ de bataille en ruines. Des miettes en pagaille, de vieux bouts de fromage, des taches de vin violacées peuplent une nappe blanc douteux. De la musique s’élève dans l’infinie noirceur de la voûte céleste, j’essaie de prendre un air enjoué. Pour quelques secondes ou minutes, je prolonge  l’illusion. Le son grésille péniblement, le choix musical est de mauvais goût. Des chants espagnols succèdent à d’horribles tubes de l’été oublié, je ne peux pas m’empêcher d’en fredonner certains. Mémoire collective oblige. Je tape du pied nerveusement, je regarde l’heure toutes les cinq minutes. J’ai atrocement chaud, des auréoles s’inscrivent sur ma chemise. Je n’aurais pas dû mettre cette chemise, je ne suis pas à l’aise. Je me sens à l’étroit, coincé dans mes mouvements. Les enfants s’agitent et s’énervent de fatigue, le bastringue hausse le ton. Tout ce tapage sent le camping, le chiotte humide avec son papier-toilettes trop fin, la sueur du mec qui sort en boîte de nuit. Le coup de soleil grinçant. Ces ambiances me plongent dans une profonde mélancolie, je ne sais pas vraiment pourquoi mais la sensation est tenace. La musique, les gens qui dansent, les rires gras me tourmentent depuis toujours. Je ne me sens pas exister dans ces moments-là. Le monde hurle de plus belle, pour mieux me faire taire. Je pense trop, je me noie dans un océan de considérations inutiles.

« Tengo la camisa negraaaaa… »

Un nouveau refrain arrive, fait oublier le précédent. Je porte une satanée chemise noire, une armure sombre. Je regarde le plafond étoilé avec une forme d’admiration craintive. Je suis hypnotisé et aspiré par la grandeur de ce lointain sommet, je n’arrive pas à me décoller de cette vision infinie. L’immensité est à portée de mains. Je lève une main vers le firmament, je peux faire tenir des milliers de kilomètres dans ma seule paume, je soulève une dizaine d’étoiles gigantesques. J’apprivoise la démesure. Le spectacle me laisse béat, j’ai l’air stupide avec mon bras tendu vers le ciel. Ma vue bascule, revient au sol. L’atterrissage est douloureux. Les gens s’entassent de plus en plus, ils remuent l’air de leurs bras, leurs gestes sont saccadés. L’humanité danse, ivre d’alcool et d’envie de vivre. Faire du bruit pour exister et s’octroyer une place dans ce monde trop vaste. Mais pourquoi suis-je venu ? Qu’est ce que je suis venu foutre dans ce traquenard annoncé ? Peut-être pour faire plaisir à un ami ? Je veux me sortir du trou solitaire que je creuse depuis quelques années. Et surtout, je suis guidé par cet espoir fou de la nouveauté, de l’inattendu. Quelque chose pourrait surgir de nulle part, sans crier gare et me happer tout entier. C’est ce que j’essayais de me dire ce matin, pour me motiver et me sortir du lit. Je suis venu chercher ce quelque chose que tout le monde poursuit, cette étincelle qui viendrait allumer nos vies. Mais je ne trouve rien, je me retrouve confronté à mes démons habituels. Je suis l’adolescent ancré sur sa chaise qui n’ose pas inviter la fille de ses rêves, le gamin qui jalouse ses compagnons qui savent s’amuser. Pour l’instant, je suis rongé par mon impuissance et mon immobilisme. Stupide canard boiteux auto-proclamé, je m’en veux. Je ne me sens pas à l’aise dans ce milieu d’animal social, je ne sais pas vraiment établir de contacts avec l’inconnu classique, je me retrouve le souffle court après les premiers mots d’une conversation. Je peux rebondir sur quelques propos, prendre la couleur des murs et donner une réponse attendue. C’est toute l’étendue de mon rapport à l’homme. Je ne sais pas briller en société, j’écoute et je regarde. Je suis le spectateur assis dans le noir.

« Allez viens, fais pas ton coincé ! »

Danser, quelle horreur, non merci. Je refuse poliment et esquisse un sourire décontracté pour sauver la face. Je préfère me plonger dans une étude sociologique et faire des portraits de groupe. Traquer le personnage type, le caricaturer outrageusement et m’amuser un peu. L’assemblée du soir est une mine d’or. Le tonton Machin est sévèrement ivre, il essaie d’accrocher à sa taille tout ce qui ressemble à une personne de sexe féminin. Plus loin, la tante Machin observe son mari d’un oeil sévère. Il prendra un sacré savon demain matin, gueule de bois carabinée à l’horizon. Le coq de la soirée occupe le milieu de l’arène, il combat ses rivaux à grands coups de blagues plus ou moins bien senties et de remarques pas vraiment pertinentes. Monsieur Le Coq en connait un rayon. Sur quoi ? Sur tout et rien, mais surtout sur rien. La politique reste son domaine de prédilection et il aime bien avancer que tel homme politique est une ordure finie. La gauche, la droite et tous les points cardinaux sont passés en revue. J’écoute un monologue quelques secondes et je baille dangereusement. Mon regard se porte ailleurs, je balaie le terrain en vitesse. Un couple d’amoureux chuchote, tient un certain nombre de messes basses. Ils se cachent pour mieux vivre. Des regards en coin s’échangent entre Monsieur et Madame Couple, ils ne peuvent pas communiquer normalement mais se disent une foule de choses en silence. Ils n’attendent qu’une seule chose : le retour à la maison, la vie à deux sous un drap frais et bienveillant. Je continue mon étude de terrain et cherche d’autres Monsieur Anonyme, le monde en est rempli. Il faut examiner les coins abandonnés, les regards perdus dans la foule des pensées. Monsieur Anonyme est une femme ce soir, de longs cheveux noirs et une couche de graisse la protègent de l’extérieur, même si elle ne peut pas éviter les avances foireuses du dragueur exalté par le banquet précédent. Elle décline poliment une invitation à danser et retourne dans son monde de rêveries. Pendant ce temps, le séducteur du dimanche continue inlassablement sa procession. Il passe à la prochaine cible, c’est à dire la femme la plus proche, et tente une approche où les effluves de vin rouge qui sortent de sa bouche font office de repoussoir naturel. Vers cinq heures du matin, il trouvera éventuellement quelque chose qui fera l’affaire. Une amante de fortune dont le sens commun sera endormi sous des litres d’alcool. Les enfants bougent avec moins de force depuis quelques minutes, le poids du sommeil agit efficacement sur leurs paupières devenues trop lourdes. Un petit bout s’est assoupi sous la table, à l’abri du bruit et du mouvement environnant. J’envie ce gosse, je voudrais pouvoir fuir le monde sous un chapiteau de fortune. Un domaine miniature, couvert d’un voile incolore. J’ai sommeil, je suis un morveux qui souhaite enfin dormir paisiblement. Je veux rentrer chez moi, mais je suis coincé. J’ai promis à une connaissance de le ramener en voiture, je suis bloqué et condamné à regarder cette soirée de loin. Je ne peux même pas boire quelques verres salvateurs, je dois faire attention au volant. Je ne suis pas tout seul. Je continue ma visite des lieux, je suis comme un gardien de musée qui observe les créations farfelues de sa galerie et qui tente de les expliquer aux visiteurs du jour. J’essaie de révéler la nature cachée de l’oeuvre d’art observée, car l’homme est une composition terriblement complexe à comprendre. Le monde continue de tourner, la normalité s’installe de partout et s’étend comme une tache d’encre. Des groupes de Monsieur et Madame Normalité se sont formés. Certains osent quelques pas de danse aventureux, d’autres se lâchent complètement et évacuent des journées entières de frustration. Les moins téméraires sont restés attablés, les conversations deviennent plus profondes, des rires s’envolent avec légèreté au-delà des ténèbres. Dans l’histoire, je suis Monsieur Asocial, je n’apparais pas beaucoup dans les pages de ce livre. Je suis un personnage secondaire et je grommelle sur ma condition pendant une moitié de page. Le lecteur m’oubliera vite.

Une main surgit, se pose sur mon épaule et m’extirpe de mes égarements.

« Tu viens ? »

Je n’ai pas le temps de comprendre ce qu’il se passe, mon cerveau ne peut pas découper la situation en multiples lamelles, correctement ordonnées. Elle est là. De longs cheveux blonds, déliés et libres, un bandana prune essaie de contenir une fougue vivifiante. Le reste, je ne me souviens plus vraiment. Des yeux verts captivent toute mon attention, phénomène de persistance rétinienne. L’image de ce regard se superpose à tout le reste, son sourire brille comme ses iris de l’espoir. Je contemple ce spectacle de la création qui m’explose au visage comme un feu d’artifice. Les voyants sont au vert, je cafouille une bouillie verbale qui signifie que je veux bien tenter une danse. Je change de statut, je me lance sous les feux de la rampe et laisse mon costume de personnage caché. Elle me tire par le bras, je sens sa peau pour la première fois. C’est chaud et agréable, je rêve de ne plus me détacher d’elle. Déjà, quelques minutes à peine. Je revis, c’est comme sortir d’une longue nuit cauchemardesque et voir le jour se lever avec soulagement. Je plane totalement, je tourne autour de ma belle inconnue. J’oublie ce que je suis, j’oublie les autres. Je me laisse guider dans ce jeu si nouveau pour moi, je deviens ce gros beauf que je critiquais tant. Je m’amuse, moi, l’éternel introverti. La chaleur est toujours omniprésente, la jolie inconnue prend la forme d’un mirage, je tiens dans mes bras une image de fantasmagorie. Je danse avec mes plus folles espérances. Je prie de toutes mes forces pour que le morceau absolument minable qui tourne en ce moment ne s’arrête jamais, je veux souffler une éternité sur ces couplets navrants. Je m’agrippe à ses vêtements amples pour ne pas la laisser partir, elle éclate de rire et m’embrasse. Je ne partirai pas aussi vite, me glisse t-elle à l’oreille. Son insouciance est déconcertante, elle ne se rend pas compte mais son existence insuffle une bourrasque d’optimisme dans ma poitrine. Je sens mon coeur battre, comme un tambour marteleur possédé. Je savoure l’été qui vit en moi. Je suis intimement convaincu que je passe le plus pur moment d’absolu de toute mon histoire, j’ai enfin mon chapitre dans ce bouquin. J’occupe quelques pages supplémentaires et prie pour que le lecteur ne les tourne pas trop vite. Mes quelques lignes resteront à jamais gravées ici, dans ce moment d’éternité. Le temps ne doit pas avancer, je dois l’arrêter, revenir en arrière pour pouvoir la connaître plus longtemps. Mais j’en suis incapable, je ne peux me contenter que de miettes, je ne suis pas le maître du temps.

Et tout se casse la gueule, beaucoup trop rapidement. Le paradis n’existe que parce que l’homme chute lourdement sur Terre à un moment précis, il symbolise la perte. Il n’est pas fait pour perdurer. La malchance, le destin, la faute. Je ne sais pas comment je dois appeler ce maudit sort qui brise la  plénitude totale. La musique cesse brutalement, des voix se font entendre. Pour pester contre l’idiot qui a bien pu arrêter la musique, tandis que d’autres s’alarment pour quelque chose de plus précis. Un quidam est mal en point, un type a bu une dizaine de verres de trop. Il est proche du coma, de la mort. Je vais l’assassiner c’est certain, il vient de briser cet instant fragile et envoûtant. Ce type est l’ami avec lequel je suis venu, le gars que je suis censé raccompagner. La personne à cause de qui je m’ennuyais depuis des heures, la personne grâce à qui j’ai rencontré mon apparition nocturne. Je suis gentil, c’est un tare handicapante. La mort dans l’âme, je constate que je suis un des rares humains de la soirée à pouvoir tenir dans ses mains un volant. Je ne peux pas laisser ce déchet mourir dans son vomi, même si l’envie est tentante. Je l’escorte dans la voiture. Ma soirée se finit dans une salle d’attente d’hôpital, les heure suivantes je nettoie ma voiture, retapissée par les rejets horribles de mon ami éthylique. Avant de partir, j’ai cherché dans tous les recoins la jeune fille au bandana prune. Personne ne semble l’avoir vue, encore pire : personne ne la connaît. Evaporée dans le souvenir intemporel de cette soirée étrangement magique.

J’ai dansé avec une hippie, je suis tombé amoureux d’elle. Et je ne sais rien à son sujet. C’est à la fois extrêmement beau et pathétiquement triste. La situation est belle parce qu’impossible. J’ai dansé avec un fantôme, une illusion parfaite qui s’est évaporée dans la chaleur de l’été. J’ai cherché la jeune hippie pendant de longues semaines, sondé tous les invités pour les questionner à son propos. En vain. L’automne et ses feuilles orange ont peuplé les allées de jardins tristes. Cependant, le monde extérieur disparaissait à ma vue. Une seule obsession me hantait : retrouver la fille. Mais ce n’est pas arrivé. J’ai même fini par croire qu’elle était une création de mon esprit torturé. De façon rationnelle, je commençais à établir une liste d’arguments sensés qui expliquaient comment j’avais pu inventer une telle histoire. J’étais terriblement déprimé, je manquais de sommeil, la chaleur accablait mes sens. Ajouté à cela, l’absorption de quelques verres et un état de détresse affective intense. J’obtenais par l’amalgame de ces facteurs rigoureusement établis une explication à ce moment de bonheur passager. La seule version logique d’un moment de bonheur était pour moi une nouvelle forme de divagation, une maladie mentale. L’idée qu’une fille puisse vouloir de moi était tellement incongrue à mes yeux que je préférais opter pour la démence passagère. Quelque part, le caractère éphémère de la rencontre me charmait également. La jeune hippie devient sublime parce que son existence est fragile et très temporaire, elle traverse le ciel comme un météore en fusion. Elle s’engouffre dans l’espace pour disparaître en laissant derrière elle une traînée impressionnante, marque de son passage flamboyant. Elle incarne cette force qui surgit de l’inconnu. Souvent, j’ai imaginé des scènes de retrouvailles, je la serrais dans mes bras de toutes mes forces comme dans ces rêves où les morts reviennent à la vie, submergé d’émotions positives. Je me voyais poursuivre nos vies main dans la main. Mais pour quoi faire ? La jeune hippie ne supporterait sans doute pas le pesant quotidien, ces moments anodins. Je me persuadais intimement qu’elle se désintégrerait dans l’ordinaire. Je classais mon amour de vacances dans la catégorie des histoires splendides et violentes par leur rapidité. Une passion soudaine et sans demie mesure, qui n’existe que dans un besoin urgent de vivre. Le chant de l’été, le chant condamné à mort de la cigale. Je tentais de ne plus croire à ce doux rêve pour ne pas souffrir, mais une voix intérieure me poussait à ne pas oublier. L’automne faisait tourner le monde au ralenti. Voila quelles étaient mes pensées en automne.

Je suis un imperturbable matin d’hiver

Je suis au milieu de nulle part, comme souvent. Le silence berce paisiblement un paysage statique, la nature attend patiemment sa future résurrection. Un pâle soleil matinal veille sur son petit territoire. L’espace dont je bénéficie est grandiose, j’ai l’impression d’être le dernier homme sur Terre. Un si grand morceau de terre est à la disposition d’une si petite personne. Je m’incline devant l’astre du jour par respect, il m’éclaire de sa lumière revigorante. Je marche lentement pour évacuer mes pensées persistantes, je souhaite voir le vide s’installer en moi et dans toutes les choses de ce monde. Ne plus exister et fusionner avec un ensemble supérieur, dépourvus de nos plus grands tourments. Une coquille indestructible pour nous protéger des nos états d’âme. Le mois de janvier se déploie lourdement dans l’espace et ne souhaite plus partir, il aime faire durer les choses. Tout doucement, dans le froid d’un hiver sans fin. Le printemps attend patiemment son tour, sous le sol. J’erre au milieu de ce tableau enneigé, je suis revenu sur le lieu de la rencontre. Dans l’espoir de voir quelque chose de nouveau, encore. Comme toujours. Mais je ne vois rien du tout, je me souviens de mon ennui et de la musique lancinante. Le terrain est devenu vague et j’ai du vague à l’âme. Triste de voir que tout a disparu, même mon souvenir de la jeune hippie. Aujourd’hui, je ne possède plus que le vert de ses yeux, le reste s’en est allé. Foutue mémoire humaine, je me souviens de mon repas ce soir-là mais je ne peux pas visualiser son visage avec précision. Je scrute la toile de fond de cet endroit, la neige a tout englouti, tout est devenu blanc. Le blanc de l’absence, de l’anonymat et de l’oubli. Je continue ma marche dans la neige, mes empreintes se marquent fermement dans la neige, pour matérialiser ma présence. Je suis réel, je laisse une trace quelque part. J’avance à pas prudent dans le froid, mes pieds sont humides parce que je porte des chaussures trop légères. Pour ne pas trop peser au sol. En hiver, les choses deviennent immobiles, on peut alors les observer avec plus de précision, plus longuement. Je peux appréhender ma vie future avec calme et sérénité, je ne sais pas où je me trouverai dans quelques années, mois ou semaines. Je sais que j’avancerai toujours avec cette soirée estivale dans un recoin de mon esprit, que j’érigerai comme un sanctuaire. Je m’assois sur une pierre confortable : l’horizon est dégagé, la vue est limpide. Le panorama qui s’ouvre devant moi est démesuré, je peux contenir une masse géographique dans un rapide coup d’oeil. Je ne suis même plus l’acteur de second plan, je suis le gars qui vient balayer la scène une fois que les acteurs ont récité leurs partitions. Je viens m’assurer que tout tourne correctement, que les mécanismes du monde sont toujours bien huilés. J’attends de retrouver l’actrice principale, la jeune hippie, pour lui témoigner toute mon admiration. Elle tenait un rôle magnifique l’été dernier. Le monde trouve une signification dans cette quiétude harmonieuse.

Une main m’accroche à nouveau l’épaule, je trésaille de tout mon être.

Je ne sais pas si je dois me retourner. Je ne dois peut-être pas me tourner, si je regarde en arrière, cette présence réconfortante risque de s’évanouir. Si j’ose l’apercevoir, même du coin de l’oeil, son image deviendra obscurité pour toujours. Je panique, je suis rongé par la curiosité et par mon désir de la rencontrer à nouveau. L’envie de la retrouver et plus forte que tout. J’ose changer mon axe de vision. C’est elle, la jeune hippie. Elle porte un capuchon rouge, des cheveux ébouriffés demandent à prendre l’air au plus vite, comme pour me rejoindre. Un regard rieur et apaisant transperce le mur de neige qui tombe sur nos têtes, la blanche neige devient prairie verte au contact de ses yeux. C’est une déesse, une apparition, une entité onirique. Je ne sais pas comment je dois l’appeler. L’esprit des quatre saisons ? La force de l’hiver et la beauté de l’été condensées dans une seule personne. Elle se tient devant moi maintenant, un lien étrange nous relie l’un à l’autre. Les traits que j’avais oublié se redessinent devant moi, comment avais-je pu l’oublier ? Il neige abondamment, la terre dort sous un chaleureux manteau de neige, comme l’enfant dormait sous la table à la nappe blanche. Je suis cet enfant endormi délicatement, sourire en coin vissé sur la joue droite. Des flocons de neige recouvrent nos visages et nous mettent à l’abri de toutes les menaces possibles. La vie prend forme sous ce manteau rassurant, un sentiment est en gestation et ne demande qu’à exploser au printemps prochain. Nous marchons main dans la main, la mousse glacée crisse sous nos pieds. Sa main est toujours chaude, même en hiver. Je suis exalté comme un gamin qui découvre la première neige de sa vie, je suis empli d’enthousiasme et me sens capable de parcourir le monde de la sorte pendant une éternité. La neige est magique pour l’enfant candide, elle est exceptionnelle car elle peut laver et changer les choses. Tout peut recommencer sur de nouvelles bases, avec une nouvelle teinte. Je suis prêt à revivre, je m’en sens capable. Nous nous regardons pendant de longues minutes, sans mots dire. La scène est vide, personne ne vient nous souffler nos répliques factices. La vérité à l’état brut. Le vent pousse la main de la jeune hippie vers la mienne. Elle sourit calmement et me souffle dans un murmure intelligible :

« Et bien, dansons maintenant »

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2 Responses to “Lumière sur un personnage secondaire”

  1. blah dit :

    Joyeux anniversaire Max !

    • Max dit :

      Merci ! Je pensais pas que tu y penserais, mais c’est l’avantage d’avoir une date d’anniversaire difficilement oubliable xD

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