Le coloc qui n’aimait pas les gros

« Je déteste les gros »

Je reste un peu sans voix, Kebab me regarde du coin de l’oeil et sait que je trépigne en silence. La phrase est sortie de façon si naturelle que je n’ai même pas su comment réagir, j’ai même cru à une mauvaise blague. La provocation un peu gratuite. Mais pas du tout, l’affirmation est défendue avec un aplomb parfait, revendiquée et vivement approfondie.

- Petit flash-back comme dans les séries pour comprendre qui est à l’origine de cette phrase -

Il faut revenir quelques jours en arrière, nous sommes encore en Bretagne. Nous passons un séjour vraiment agréable, heureux de goûter aux plaisirs d’un appartement silencieux, d’un canapé-lit étonnamment confortable et aux petites attentions de notre hôte breton. Le Baileys de l’après-midi me manque déjà. Arnaud vit en colocation avec un jeune travailleur, assez discret. Tout ce qu’on savait de lui c’est qu’il était du genre solitaire et enfermé dans sa chambre. Le type de créature nocturne qui fait de sa chambre un antre infranchissable, avec des remparts insurmontables nommés World of Warcraft ou Street Fighter IV. On était relativement curieux avant de partir, soucieux de voir à quoi ressemblait le coloc énigmatique. De mon côté, je m’étais construit l’image d’un garçon un peu lunaire, avec des lunettes modernes à tendance branchouille-hype, qui s’habille en short et chemisettes à carreaux. L’archétype du geek un peu sauvage mais pas mauvais bougre dans le fond. Nous sommes arrivés le premier soir assez tard et nous n’avons donc pas croisé le fameux colocataire. Notre premier contact avec l’inconnu de la chambre s’est noué dans la salle de bain, une rencontre avec une pile de pots de gel. Entassés les uns au dessus des autres comme les cubes de notre enfance. Quelques pommades sont disséminées aux quatre coins de la pièce. Il n’a pas fallu longtemps pour que l’inspecteur Max et le détective Kebab arrivent à certaines conclusions : le coloc mystère est un gros geek à tendance métrosexuel. Drôle de mélange mais l’espèce est assez courante, on croise pas mal de spécimens du genre chez le jeune mâle actuel. Pas la peine de prendre une douche tous les matins, un passage sous l’eau tous les trois ou quatre jours est suffisant. Par contre, il ne faut pas oublier de se mettre la tartine de gel sur la tête le matin, question de priorités. Je peux comprendre la logique, même si le débit du pommeau de douche chez Arnaud est assez proche de la perfection et que personnellement je ne me priverais pour rien au monde de ce petit moment divin. Surtout qu’entre-temps, je suis revenu à la vieille douche familiale et son jet tout ramoll’eau.

Notre deuxième contact avec le colocataire de l’ombre s’est aussi produit de façon indirecte. Nous sommes le lendemain matin, quelque part autour de dix heures du matin. Le soleil passe aisément à travers les stores et éclaire toute la pièce d’une lumière rassurante, je dors vaguement. Une moitié dans le monde réel, une autre moitié dans le monde des songes. Soudain, boum boum badaboum, bruit de pas qui filent dans la hâte, clé qui tourne dans la serrure. Le colocataire sort en vitesse de l’appartement, il est probablement en retard. Et pas qu’un peu, vu qu’il est dix heures bien tapantes. Notre seconde rencontre avec le coloc fut auditive. Une partie tord-méninges de Ricochet Robot et quelques attaques fourbes à Munchkin plus tard, le colocataire revient du travail. On peut mettre un physique sur le point d’interrogation : un type qui a l’air sympathique et posé. Plutôt grand à tendance maigrichon qui porte des vêtements un peu larges pour cacher sa finesse. Le mec se la joue cool, le revendique peut-être un peu trop pour l’être totalement. Je me méfie toujours des personnes qui se donnent une contenance zen peace de la life brother. C’est ceux qui peuvent potentiellement péter un énorme câble du jour au lendemain, sans crier gare.

« Bonjour, je suis décontracté, je fume des pétards toute la journée dans ma chambre, je regarde des vidéos de Street Fighter toute la nuit »

Okay man, n’en parle pas autant et fais tourner moi je dis. Le gars m’a fait une première impression sympathique. Pas le genre avec qui j’irais refaire le monde toute la nuit, mais agréable pour les cinq minutes communes passées ensemble dans le salon à parler de choses et d’autres. Honnêtement, je ne l’avais pas vu venir, même si avec le recul une pointe de psychorigidité pointait le bout du nez. Toujours faire attention au psychorigide, ça peut vite tourner au conflit armé si quelque chose ne tourne pas dans le sens de la marche. Une autre journée s’achève, Arnaud est parvenu à conquérir le monde (tout ? trop !) petit de Small World, le colocataire repointe le bout de son museau. Tee-shirt DC et veste large à l’appui, le monde est cool t’as vu, détendu du spliff. Du coup, j’ai baissé ma garde, je me suis laissé bercer par l’esprit pacifiste, je croquais dans mes apéros au wasabi  en toute quiétude. Je n’ai même pas vu le coup partir, uppercut placé sous le menton :

« Ouais sérieux, je déteste les gros »

Le coloc nous lance ce truc à la gueule avec désinvolture, petit sourire en coin. Il pensait peut-être qu’on allait rebondir et commencer à taper joyeusement sur le gras des obèses. Le problème c’est qu’il s’adressait à deux anciens gros, forcément ça ne passait pas trop. J’ai commencé à grossir sur la fin de mon enfance, au début de mon adolescence. J’ai minci à la fin de mon adolescence, au début de l’âge adulte. Un tiers de ma vie, j’ai été gros. Et dans ma tête, je suis toujours le gros qui regarde son bidon, en slip dans la salle de bains, et qui constate encore que ça déborde de partout au dessus de l’élastique du slip. Aujourd’hui, je peux dire que j’accepte mon corps, que j’ai fait la paix avec lui. Mais l’équilibre est toujours fragile et ce genre de remarques faciles qui tapent sur le petit gros me font bondir. Ce jour-là, devant le colocataire, je me suis contenu, j’ai écrasé. Comme le petit garçon baisse les yeux quand le balourd du collège te balance une insulte à base de porcs ou de vaches. Je ne suis pas le pire dans l’histoire, j’ai grandi relativement épargné des moqueries enfantines. Bien sûr, j’ai eu droit à ma dose de remarques bêtes et méchantes. Je suis un gros, je sais merci. Un autre était petit et maigre, un autre était trop bizarre pour être populaire; c’est comme ça personne n’est assez normal à l’adolescence. On est beaucoup à sortir du cadre. Tout le monde a eu sa dose de mal-être et de moqueries. Enfin je crois, certains ont sans doute été épargné dans le tas, les gens populaires et dans la norme. La norme ce costume trop serré. J’arrivais à surmonter les moqueries très facilement, d’ailleurs j’ai du mal à m’en souvenir avec précision maintenant. J’arrivais à m’en sortir très convenablement, sans être dans les canons de beauté de l’époque. Apprendre à composer avec soi-même et jouer avec ses qualités, règle numéro un de mon cheminement intérieur adolescent. Le gras ne fait pas l’homme, j’ose encore le croire. Finalement, ce qui reste de ma période gras double, ce ne sont pas les moqueries mais plutôt les remarques ou attitudes en apparence anodines de gens extérieurs. La grand-mère qui te faisait toujours remarquer ton embonpoint et te suggérer de changer, le prof de sport qui te méprise parce que tu galères un peu, la tante qui te fait comprendre que tu valais rien avant quand t’étais gros. Pourtant c’est toujours la même personne à l’intérieur, je ne vaux pas mieux sans ma graisse et je crache toujours mes poumons quand je cours.

Le gros me regarde toujours de l’autre côté du miroir.

Alors quand j’ai entendu le coloc dire qu’il exécrait les gros, je me suis repris le mur de Berlin de toute mon adolescence, cette opinion générale qui dénigre le poids lourd. Ce putain de mur, celui que j’avais réussi à casser à grands coups de marteau, brique par brique. Kebab a bien vu que le sujet pouvait me faire basculer dans l’agressivité alors elle a pris ma défense l’air de rien, elle a tenté de débattre avec Monsieur les obèses n’ont pas le droit d’exister. Comme si l’obésité était injustifiable et méritait l’euthanasie directe et instantanée. Les gens qui attaquent l’obèse ne font pas avancer les choses, ils les font reculer chaque fois plus avec leur stupide intolérance. Ils enfoncent le gros dans sa prison de gras, ils lui mettent un pied sur la tronche et creusent son trou. Je suis resté sans voix devant cette haine primaire, le type obèse serait méprisable parce qu’il choisit de rester dans son statut de personne hors-norme ? Les choses ne sont pas aussi simples, on ne choisit pas vraiment je pense. La bouffe est une forme de drogue quelque part, on ne fait pas déguerpir le gros qui vit en nous d’un simple claquement de doigts. C’est une longue route initiatique, une lourde croix qu’on porte toujours sur nos épaules. Je ne suis plus gros depuis des années mais je considère le gros comme la partie la plus profonde de mon être, la plus authentique. Maigrir constitue une forme de perte d’identité, on choisit d’abandonner le gros au loin. Pour perdre du poids on choisit de cacher l’ami bedonnant dans le placard, avec les fringues devenues trop grandes. On ne lui dit pas totalement adieu. On essaie de l’oublier, mais c’est difficile. On aime la bouffe fondamentalement, la nourriture est cette amie qui nous réconforte le soir. On la déteste aussi, elle alimente notre malaise fondamental. Je ne sais pas pourquoi le gros dérange à ce point certaines personnes, sûrement parce qu’il projette cette image de mal-être. Grosso modo, l’obèse n’a alors qu’une seule alternative : changer, faire disparaître cette enveloppe corporelle perturbante. Cette dégueulasserie de la société. Cette loque humaine qui ne cherche même pas à changer cette aberration. Et le coloc me disait tout ça, lui qui fumait ses cigarettes allégrement et qui se vantait d’allumer des pétards à longueur de journée. Est-ce qu’il se bouge pour arrêter de fumer lui ? Parce que dans le genre, c’est guère mieux pour la santé. Mais le fumeur agresse moins l’oeil, il ne franchit pas la ligne rouge de la normalité actuelle. Alors que l’obèse n’est qu’une grosse vache à sacrifier sur l’autel de la société moderne. Mort aux pachydermes. Je ne veux pas d’une génération de pachydermes. Attention, je n’encourage pas l’obésité, ce n’est pas le propos de mon article. Moi aussi, comme le coloc, je ne souhaite pas que mes enfants soient obèses. Je ne les dénigrerais peut-être pas pour autant si cela se produisait. Et plus la discussion avançait plus je restais bête devant l’acharnement de ce type, tous les débats que j’ai eu avec le Kebab défilaient devant mes yeux. Toutes ces fois où j’essayais de la convaincre (vainement) que tout le monde ne dénigrait pas les gros, qu’il y avait une place pour tout le monde dans la société. A côté du ventripotent et du fameux mannequin trop mince de magazine. Quelques mots du coloc et le château de cartes s’écroule. La juste mesure est balancée dans les douves, les crocodiles la bouffent avec délice.

Le coloc ne se doute de rien, il a nous a bien sonnés pourtant. On est partis prendre une douche dans la foulée, comme pour se laver des mots qui nous avaient intimement salis. A la fois abasourdis et révoltés par ce qu’on venait d’entendre. Je constate un peu amèrement que le monde ne changera pas du jour lendemain, mais je continuerai de construire des châteaux en Espagne. Eternellement.

 

You can leave a response, or trackback from your own site.

8 Responses to “Le coloc qui n’aimait pas les gros”

  1. Ophélie dit :

    Le genre de personne que j’ai juste envie de claquer tellement elles sont connes et bornées. Ça me rappelle le collège tout ça, avec les profs de sport qui me détestaient (yen a même un qui m’avait dit que je finirai en fauteuil roulant :/) et les moqueries des autres, j’en ai beaucoup souffert mais ça forge le caractère, après on déteste encore plus ce genre de personnes. J’aimerais bien les revoir, histoire de me foutre d’eux à mon tour (oui, je suis TRÈS rancunière,encore une des mes grandes qualités :o )

  2. Le Kebab dit :

    Ouais, pas facile tout ça, je n’arrive pas à ne pas répondre. Déjà, il faut que ce soit écrit quelque part, parce que les écrits restent : j’aime le petit gros caché au fond de mon bonhomme. Il fait partie de lui et s’il venait à reprendre le dessus, rien ne changerait.
    La corpulence des autres m’importe peu, j’admets, c’est paradoxal au vu de ma situation personnelle…
    C’est pas tant que ça me fout la rage au fond, c’est que ça m’abasourdit, ça me laisse toute conne, j’ai plus la patience de me prendre la tête avec des rigidités de ce genre. Mais ça m’attriste bien sûr, en trois mot, le type a broyé menu mes espoirs de guérison à court terme.

  3. Max dit :

    Ouch le prof de sport quand même, je sais pas pourquoi mais ils en tiennent souvent une bonne couche ceux-là. Certains pensent pas que ce genre de remarques restent limite à vie. Perso, j’arrive même pas à avoir de la rancune pour ces personnes là, j’ai réussi à me blinder je crois à force.

    Même si, revoir que certains beaux gosses de l’époque (merci facebook pour le coup) devenus tous gros et moches peut être bien fendard :D

    Kebab, le petit gros il est caché dans le bidou maintenant, bien confortable et à l’abri *_*

  4. Grégoire annie dit :

    Gros, minces ou « moyens », le tout est de se sentir à l’aise dans sa peau.
    C’est une évidence et même une banalité mais c’est pourtant la clé du bien-être : se sentir, comme un animal, en paix avec son corps et du coup, avec son âme.

  5. Ophélie dit :

    De toute façon je pense que tout le monde a quelque chose qui ne lui convient pas, et puis, on est toujours des éternels insatisfaits !

  6. Blah dit :

    Gros ou minces ou moyens, l’important, c’est de devenir le maître du monde et d’imposer sa vision des choses à coups de fouet à tous ces chiens qui nous ont traînés dans la boue MWHAHAHAHA.
    Hum.
    En parlant de claquements de doigts (comme ça c’est pas le sujet de l’article? mais si mais si, avant dernier paragraphe), je voudrais souligner que le Kebab pourrait être de n’importe quel poids, ses doigts seraient toujours inspirateurs (sauf si elle devient trop maigre et qu’elle nous claque dans les doigts haha… comment ça vous aimez pas l’humour noir?).

Leave a Reply