Moi et le marchand de sable

J’ai un rapport paradoxal avec le sommeil. Je le crains autant que je l’apprécie, c’est un ami capricieux que je reçois toutes les nuits. Le bon copain qui n’arrive jamais à l’heure attendue. Toujours à la bourre, jamais là au bon moment. J’aime dormir c’est vrai, je trouve ce moment fascinant. Un moment où notre être tout entier décroche du monde réel, pour tomber dans un monde d’oubli qu’anime notre imaginaire inconscient. S’endormir c’est sortir de notre esprit, c’est côtoyer ce drôle d’inconnu qu’on appelle néant. C’est oublier les tracas du quotidien, c’est faire une trêve avec son cerveau. Et c’est surtout poser sa tête contre un oreiller et se blottir sous une bonne couverture, moment délicieux. Tout devrait aller comme sur des roulettes alors, s’endormir devrait être une formalité anodine. Et pourtant rejoindre le monde de Morphée est une bataille éprouvante. Comme le raconte Kebab dans l’article précédent, le moment du coucher est une forme de rituel sacré. On regarde notre série dans un état de fatigue béate, parfois on lutte pour ne pas trop s’endormir et suivre la totalité d’un épisode. De temps en temps, il nous manque quelques morceaux. Surtout avec les épisodes de Docteur House qui nous perdent souvent en cours de route, au détour d’un diagnostic à base de maladies auto-immunes et de Foreman qui fait des grimaces de crapaud teigneux. Il faut finalement se lever pour aller pisser une dernière fois, histoire d’être confortable et de ne pas être tiraillé par une envie pressante aux aurores. Même si parfois, malgré toutes les précautions prises, on a un besoin irrépressible d’uriner à 4h du matin. Il faut alors décider de se relever pour de bon dans l’obscurité totale ou décider de composer avec sa vessie remplie. Au risque de faire toute une série de rêves malsains où les gens te regardent uriner dans des toilettes publiques ou t’uriner dessus devant tous tes amis dans une de tes anciennes classes de collège. Le monde des rêves est impitoyable. Passée cette phase pré-dodotale, il faut enfin se décider à fermer les yeux et attendre la venue du marchand de sable.

Dès lors, commence une nouvelle bataille. Il faut réussir à laisser son esprit vagabonder vers le monde des songes. Sauf que mon esprit bouge beaucoup trop et que le sommeil n’arrive jamais dans la précipitation. J’ai le temps de voir arriver l’endormissement. Trop le temps. Je pars souvent plein de bonnes intentions, en me répétant que je vais faire le vide, qu’il ne faut pas trop que je me mette en boucle sur tout et n’importe quoi. Sauf que je n’arrive jamais à me tenir à cet objectif fixé. Je commence à penser à tout et à rien d’abord, des choses extrêmement futiles. Je remonte le fil de la journée, je pense à ce que j’ai fait aujourd’hui, certaines images des dernières vingt-quatre heures refont surface : un sourire, des légumes qui cuisent dans l’eau bouillante, le chien sous la couverture. Progressivement, la conscience plonge dans un océan de réflexions et de souvenirs en tous genres. Les réflexions sont parfois profondes, je pense à ma vie, aux choix que j’ai pu faire dans le passé. Je me souviens d’un moment antérieur que je croyais oublié, je me revois marcher en équilibre sur le muret de la vieille école. Je réfléchis sur mes choix et décisions, sur les chemins du possible. Je me crée des vies alternatives, je reviens à ma vie présente en me disant que je ne regrette rien finalement. Le présent est éphémère, le futur se déroule au fur et à mesure de ma méditation. J’angoisse car l’inconnu lointain fait toujours peur, j’essaie de me rassurer. J’y arrive la plupart du temps. D’autres fois, mes peurs finissent par m’engloutir sous une vague trop grande. Et pendant ce temps, le sommeil n’arrive toujours pas. Je me dis que ce n’est pas sérieux, qu’il faudrait faire taire nos âmes.

« Bon, allez, maintenant je me tais et j’arrête de bouger »

Je me retourne une dernière fois en pensant bêtement que me mettre sur le ventre, face presque étouffée contre l’oreiller, me permettra de partir directement vers le pays de l’oubli. Oublier pour dormir et dormir pour oublier, duo gagnant de l’insomniaque classique. Finalement, j’étouffe à moitié dans mon oreiller, un filet de bave encore tout frais m’indispose. Technique de la crêpe, je me retourne et tente la position sur le dos. La toute simple, celle où on se résigne enfin à ne plus bouger et tenter le voyage de l’égarement. Je regarde le plafond, il fait bien noir. Mais les lumières de l’extérieur peuplent les murs d’ombres inquiétantes, comme des monstres informes qui s’approcheraient furtivement de ma tête. Le vent souffle sur un volet, l’imaginaire s’égare un peu plus dans des méandres abscons. Dans le labyrinthe des rêveries, je me perds dans le non-sens. Le chat boit de la bière pendant que je fais l’amour. Je ne dors pas encore complètement, presque ; mais un magma informe de considérations anime mon monde intérieur. Je m’égare au loin, les contours deviennent plus flous… BOUM. Mon coeur s’emballe, j’ai l’impression d’avoir raté la marche et de retomber dans mon lit. Raté pour l’endormissement, je suis maintenant bien réveillé par ce réveil en sursaut. Je viens d’expérimenter une myoclonie d’endormissement, mes muscles se sont contractés rapidement de façon un peu folle et involontaire. Merci Wikipedia. On peut aussi appeler ça le phénomène de « je me casse la gueule dans mon propre lit comme un gros teubé » c’est bien comme nom aussi. Mais du coup, le bout d’assoupissement que j’avais réussi à attraper s’envole dans la nuit. Il faut repartir à zéro et finir par tomber de fatigue, après avoir jeté de nombreux regards aux chiffres rouges et robotiques indiqués par le réveil. La fuite du temps se marque dans cette obscurité, je ne vois plus rien dans les ténèbres, hormis les heures du réveille-matin qui flottent toujours dans les airs de façon un peu menaçante. Finalement, je perds le fil et les  grains du marchand de sable finissent par faire effet. Dieu sait quelle sera ma dernière pensée du jour ? C’est un moment qui m’intrigue toujours, c’est vrai finalement on ne se souvient jamais de notre dernière pensée de la journée. Sans doute pense-t-on à quelque chose de complètement idiot comme : « j’ai fait un beau caca aujourd’hui » ou à d’autres choses plus profondes qui n’appartiennent qu’à notre secret inconscient.

J’ai une âme d’insomniaque, mais je me soigne plutôt bien ces derniers temps. Le Kebab a des vertus calmantes il faut croire. Je crois que l’origine de mes problèmes d’endormissement remonte à mon enfance. La faute à des parents qui m’obligeaient à me coucher tous les soirs à 20h30 presque tapantes. Le temps de regarder une série télé comme Madame est servie ou Une Nounou d’Enfer et direction le lit tant redouté. Revoir ces séries de l’époque me rappellera toujours ces moments d’angoisse à l’idée d’aller me coucher. Ces trente dernières minutes de divertissement avant de me retrouver seul dans le noir tétanisant de ma chambre. J’avais beau contester et tenter de beaux réquisitoires contre les ordres parentaux, rien à faire le verdict du juge était toujours le même : « Allez, au lit maintenant, t’as école demain » coup de marteau du juge, sentence ferme prononcée. Je traine mes pieds sur le tapis comme un prisonnier porte son boulet, la porte se referme sur moi et me laisse avec mes frayeurs nocturnes et mon refus de dormir. Mes parents voulaient me coucher de bonne heure, sauf que je ne m’endormais jamais de bonne heure. Les heures défilaient encore et toujours, avec mes pensées d’enfant. Demain on a école, j’ai contrôle de mathématiques, papa avait l’air bizarre aujourd’hui, j’aimerais bien être le héros de la cour de récré. Et je n’avais que mes pensées pour m’occuper en attendant que le sommeil ne se décide à passer. C’était comme attendre le médecin dans une ennuyeuse salle d’attente, avec des vieux rabougris et des magasines Voici des années 1980 pour seule compagnie. Je n’aimais pas la nuit, elle me faisait une peur terrible, comme les médecins. J’ai fait et je fais toujours ces foutues paralysies du sommeil. Le truc qui a pourri mes nuits d’enfance. La paralysie du sommeil, kézako ? Lorsque nous nous trouvons en phase de sommeil paradoxal, notre corps est plongé dans une phase d’atonie musculaire. Histoire d’éviter de vivre pleinement nos rêves et de ne pas sauter par la fenêtre pour de vrai. Sauf que dans le cas de la paralysie du sommeil, notre esprit se réveille avant notre corps. On se retrouve donc prisonnier de son propre corps dans un état à la frontière du rêve et de l’éveil. Impossible de faire le moindre mouvement, impossible de crier. Sensation déjà bien désagréable. Mais le phénomène peut aussi s’accompagner d’autres expériences déplaisantes comme une sensation d’oppression, une suffocation et une impression de mort imminente ainsi que d’autres hallucinations du genre présence maléfique et tout ce genre de joyeusetés folkloriques. Autant dire que je n’aime pas vraiment quand le truc m’arrive. Mais imaginez gamin sans aucune explication rationnelle. J’ai jamais osé en parler autour de moi à l’époque, de peur de passer pour un fou. En général, la chose se passait au petit matin, au réveil. Toujours selon le même processus. D’abord la paralysie, la peur qui s’empare de tout mon être, l’envie de hurler. Le silence commence à m’envahir totalement, c’est comme sentir la mort souffler dans ses oreilles. Une présence invisible arrive dans ma chambre, je la sens, elle souffle et fond lentement vers moi. Je suis totalement vulnérable, enfermé dans une enveloppe corporelle morte. Je crie de toutes mes forces, du plus profond de mon être, un râle imperceptible sort du fond de ma gorge. La présence fantomatique pèse sur tout mon corps, les draps m’enserrent dans ce qui ressemble à mon linceul mortuaire. Mon coeur tape de toutes ses forces sur ma poitrine, comme pour tenter de redonner vie à mon corps immobile. Je perds mon souffle, les minutes me paraissent durer une éternité. Enfin, grand souffle étouffé, mon bras s’anime dans un sursaut terrible. Je suis enfin réveillé. Et je n’ai plus vraiment envie de me rendormir. Avec l’âge, j’arrive à mieux maitriser le phénomène, même si la chose reste toujours fort désagréable pour moi (et la personne qui partage mon lit), mais j’ai surtout pu mettre une explication rationnelle derrière ce rêve ultra-réaliste.

Et puis l’adolescence arrive et les libertés commencent à se présenter. Pour une fois, je ne remercierai jamais assez la télévision fraîchement arrivée dans ma chambre. J’ai quelque chose comme treize ou quatorze ans et j’ai enfin une excuse valable pour traîner la nuit, à moi la liberté de l’errance. Je peux enfin me coucher tard, je peux enfin régler mes heures de sommeil comme je le souhaite. Petite révolution mine de rien, le règne du coucher à 21h après la série diffusée sur M6 à 20h s’est achevé. Je suis maître de mon temps. Le pied ultime. Je peux apprécier pleinement le calme de la nuit. Le bruit tonitruant et agressif cesse dans toute la maison, de nouvelles perspectives s’ouvrent sur ma déambulation nocturne. Je suis en mesure  d’embrasser un monde neuf, éclairé par quelques rayons de lune sereins. Je jouis en silence, je saisis le charme de quelques heures où je me pose en gardien solitaire de la nuit. Je maitrise les choses, je savoure la douce volupté de la nuit tombée. C’est de cette manière que mon rythme de sommeil s’est complètement inversé pendant une petite période de temps. Je me suis mis à prolonger mes nuits, d’abord à une heure du matin, puis à deux et trois heures. Et finalement, je finis par me coucher alors que le soleil se lève sur la journée à venir. La nuit s’éternise, le soleil languit quelque part de l’autre côté de la Terre. C’est un rythme assez malsain aussi je dois dire, je me suis vite retrouvé en gros décalage horaire, les choses vont vite. Je me réveille pour l’heure du repas, je survis à la journée accompagné d’une migraine post-réveil. Aux alentours de 20h je refais lentement surface, la soirée recommence avec son lot d’habitudes. Je traîne sur l’ordinateur, je suis un rythme de vie qui se prolonge jusqu’aux confins de la nuit. Internet meuble mes nuits et une partie de mon ennui. Je commence à naviguer vers 23h, vers 1h je me dis qu’une petite partie de mon jeu préféré ne serait pas de refus, il est déjà 3h30 quand j’essaie de me convaincre de la nécessité de retrouver mon lit. Je tourne la tête, sors de mon écran, vois un grand lit vide. L’image n’est pas plaisante. C’est l’image tangible de ma solitude qui s’incarne dans ce lit aux draps froissés. Alors, je repousse ce moment de déprime le plus loin possible. Je décide de regarder un épisode de ma série préférée, parfois je lance un deuxième dans la foulée. Il est 4h45 et là je sais que j’ai vraiment trop trainé encore, que j’ abuse et tombe dans une forme de spirale négative. Mais bon, aux oubliettes les considération morales. Je refais quand même un tour du net, je retape F5 quelque part et je finis par lâcher l’affaire quand les premiers rayons de lumière sonnent le retour à la raison. Il faut se coucher. Il est déjà tôt ou tard. Je ne sais plus vraiment bien. Le pire c’est que je ne m’endors pas immédiatement, les écrans ont trop agité mon cerveau qui a du mal à se reposer.

Honnêtement, je ne regrette pas du tout ma période d’insomniaque de cette époque, je suis heureux d’arriver à mes 25 ans et d’avoir fait la paix avec mon meilleur haine-ami. Bien sûr, je ne pourrais pas encore me coucher à 22h tous les jours de la semaine. Et j’ai du mal à me lever les jours où je dois sortir du lit à 6h du matin, faut dire que l’horaire est vraiment pas adapté à l’être humain je trouve. Mais j’arrive à avoir un nombre d’heures de sommeil tout à fait convenable. Parfois je dors même une nuit de plus de 7 heures et j’arrive à m’endormir en un simple quart d’heure. Le miracle impensable. Je traîne encore un certain nombre de difficultés nocturnes : je remue comme un ver de terre remue la terre un jour de pluie, il m’arrive encore de ne pas trouver la route vers Dodoland alors que je suis littéralement épuisé. Paradoxalement, c’est toujours quand je suis exténué que je dors le plus mal. Je fais toujours mes paralysies du sommeil de temps en temps et je pousse des hululements lugubres qui effraient fort mon petit Kebab. Mais la chose arrive de plus en plus rarement, c’est bien. Aujourd’hui, je ne crains plus le moment fatidique du coucher. J’apprécie même le moment, c’est dire. J’ai regardé un chouette épisode de Breaking Bad ou de Game of Thrones (comment ça ? Je fais de la publicité pour ces deux excellentes séries ?) et je me couche en regardant mon Kebab. Un léger sourire anime son visage, je suis en harmonie. Je tiens sa main, on s’accompagne dans ce voyage vers l’inconnu. Je laisse alors le sommeil m’envahir totalement, j’essaie de me concentrer pour ne pas oublier ma dernière pensée du jour…  Je suis le marchand de sable… Je pense à… Je pense à… zZzzZzzZ

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2 Responses to “Moi et le marchand de sable”

  1. blah dit :

    If there’s something strange in the neighbourhood… who ya gonna call?
    http://www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20110317
    Et sinon, compter les moutons tu as essayé?
    http://countyoursheep.keenspot.com/d/20030611.html
    Ha j’ai dis compter les moutons? Je voulais dire lire des webcomics jusqu’à s’évanouir de sommeil =)

    • Max dit :

      GHOST BUSTER ! TINTINTINTIN… Bill Murray arrive pour sauver le monde ! Je m’emballe, ahem.

      J’suis sur que t’as un webcomic à portée de main pour parler de tous les sujets possibles du monde n’empêche. Mais sympa le boulet corp. il retranscrit super bien le phénomène mine de rien avec la présence qui arrive sur le lit et le « grrr bll » j’arrive plus à parler et mon corps est devenu en pierre d’un coup. Brrrrr c’est expliqué scientifiquement mais brrrr quand même, ça fait toujours un peu froid dans le dos.

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