Cinq pas en avant

Zéro. Quelque chose a disparu.

Je marche sur cette route isolée depuis un moment maintenant, sans réellement savoir où mes pas me guident. Une force invisible m’a agrippé par l’épaule et tiré vers l’extérieur. Je m’arrête quelques secondes pour sonder ce grand espace, un ciel gris s’ouvre devant mes yeux, le monde a l’air calme et triste. Les derniers jours se sont évaporés dans un magma d’impressions encore insaisissables, comme au sortir d’un songe encore frais mais profondément enfoui. Mon esprit vit sous des décombres, je suis conscient que tôt ou tard quelque chose va sortir des gravats. Quelque chose d’inquiétant. Je crois me souvenir d’un flot d’émotions dévorant : la colère, l’incompréhension, les regrets, la tristesse m’ont littéralement saigné. Je ne suis plus capable de ressentir la moindre émotion, toute mon énergie a disparu, soufflée par une onde de choc que je ne parviens plus à sentir. Ces sentiments mêlés ont fini par accoucher d’une forme de chaos, je me trouve proche de l’amnésie bienheureuse.

Premier pas. Je suis hagard, je vis dans un monde agréablement capitonné.

L’errance ne conduit nulle part et fait du bien à l’esprit, j’ai choisi de marcher sur la route parce qu’elle ouvre vers l’infini lointain. On trouve toujours de la route et du goudron, je veux voir jusqu’où le bitume peut me mener. Peut-être vers une impasse nommée le bout du monde ? Peut-être vers un monde nouveau et éclairé d’une lumière différente ? Pour l’instant, je ne discerne que de gros cailloux communs et quelques arbres sévères, anarchiquement disposés sur le paysage ; je fixe l’éclat faiblard du soleil qui perce un manteau de nuage gris. Un souffle me caresse l’oreille, la sensation est agréable. Je me sens en parfaite adéquation avec la terre. Dans un état proche de la démence métaphysique, j’avance d’un pas déterminé vers une destination encore inconnue ; je suis persuadé que ma déambulation a un but précis et j’espère dissiper le flou qui habite mon esprit au gré de mes pas. La route est toujours déserte, pas un être humain à l’horizon, tout au plus quelques groupes d’oiseaux qui s’envolent de façon sinistre et les aboiements plaintifs de chiens abandonnés. J’ai l’impression d’être seul au monde, et je ne sais pas si je dois trouver la situation effrayante ou grisante. Chaque carrefour devient le prétexte à une série de questionnements existentiels absurdes : « Peut-être que le signe que j’attends se trouvera plutôt sur la route de droite ? Tu es sûr ? » J’essaie de me convaincre candidement que toutes les choses ont un sens. La vérité c’est que la route de droite mène au même endroit que la route de gauche, la campagne tourne en rond et on finit toujours assis sur la même pierre. J’essaie de me raisonner tant bien que mal mais je ne peux m’empêcher de donner une signification au moindre de mes actes, peut-être pour me rassurer. Mes pieds me portent difficilement, comme dans un rêve où je flotte avec peine à la surface des évènements. Ah les évènements. Les beaux diables. Voila pourquoi je suis dehors, ils sont le cauchemar que je vis et que je fuis. A présent, je sais pourquoi j’ai pris mes jambes à mon cou. Comme l’enfant effrayé, je veux m’échapper du mauvais rêve. Marcher me maintient en éveil et me permet de ne pas retourner affronter le monstre effrayant des nuits dernières.

Deuxième pas. Je ne supporte plus ce mauvais rêve, il m’énerve. Je veux m’en défaire.

Mais l’hallucination que je prends pour un rêve est bien réelle. Dans mes rêves, je peux revenir dans le monde matériel en arrêtant de bouger, je peux me dire : « couche toi au sol, arrête de vivre et tu pourras revenir dans ton lit douillet » Je tente l’expérience au milieu d’un chemin sablonneux, je me couche à terre et ferme les yeux de toutes mes forces. Je suis toujours là. Rien ne se passe, seul le temps s’écoule inlassablement. Je décide de repartir de l’avant, pour quelques minutes encore. Entre temps, la route est devenue un sentier à peine perceptible, bientôt je vais sortir totalement des limites du monde humain. J’arrive enfin devant une barrière qui me signifie la fin de mon périple. Le chemin est maintenant obstrué par une rangée d’arbres imposants. Je m’engouffre dans un petit boyau laissé par un arbre dégarni et m’enfonce dans ce passage secret. J’ai l’impression d’être Alice aux pays des merveilles, je vais peut-être découvrir un nouvel univers loufoque. Mais rien de tout ça. Je constate avec regret mon retour sur la grande route principale. Une voiture passe à toute allure, le monde jusqu’alors silencieux frissonne de toute son âme. Je constate amèrement que les petits couloirs abandonnés mènent aux grandes artères, l’évasion est impossible. Je suis révolté.

Troisième pas. Laissez moi-vivre mon illusion, je ne demande que le paix intérieure. Je ferai ce que le monde veut en retour.

A contre-sens, une masse noire approche. Elle est encore éloignée mais je peux distinguer une foule d’hommes et de femmes, une poignée de voitures accompagnent doucement le défilé. Quelques minutes s’écoulent et je peux voir se dessiner un cortège funèbre : certains ont les yeux rivés au sol, d’autres toisent le ciel en guettant une réponse quelconque. Je me rappelle un peux mieux à présent. Le souvenir enfumé des derniers jours se précise d’avantage, il y a eu un mort. Au fond de moi, je suis persuadé que ce deuil me touche aussi ; je me sens triste pour le décédé, triste pour les gens qui avancent dans ma direction. Mais je n’arrive pas encore à déterminer pourquoi je me sens si bouleversé.  La procession arrive à ma hauteur, je reconnais des visages familiers. J’avais oublié l’existence de certains. Tout ce monde commence à m’entourer dangereusement, les yeux se braquent sur moi, ils semblent attendre une réaction de ma part. Je me sens oppressé et me retrouve impuissant. Les gens cherchent à m’emporter avec eux mais je ne veux pas les rejoindre, la scène devient effrayante. Le mauvais rêve revient me poursuivre, il ne fallait pas revenir sur la route principale.  Certains tentent de me retenir par le bras, je me sens presque agressé. D’autres, plus diplomates, essaient de me convaincre par la parole, leurs arguments se tiennent et me paraissent bien raisonnables. Il faudrait que je fasse front avec eux, main dans la main, unis dans une même douleur. Mais je n’y arrive pas, je me sens tellement seul. Pour l’instant, je ne peux pas me rallier à leur marche, les joindre c’est renoncer, c’est accepter la mort. Je tente de convaincre ces visages effacés : je leur promets que, dans le futur, j’avancerai également. Je demande seulement un peu de répit. Laissez-moi vivre dans ma bulle confortable pour quelques temps. Je sens grandir un mur d’incompréhension devant moi, les ombres deviennent plus mauvaises et tentent de m’emporter de force. Je me replie sur mes genoux à mesure que la foule m’enserre, je prends une grande respiration et crie de toutes mes forces. Le cri a figé l’assemblée et je profite de la paralysie générale pour m’enfuir à toutes jambes. Je pars dans la direction opposée. Je sais d’où les tristes sires sont partis.

Quatrième pas. Je me sens vide, j’ai le sentiment que ce néant ne cessera jamais de s’étendre.

Je me dirige vers l’ancienne maison familiale, celle de mon enfance. Une grande tristesse m’envahit à la vision des vieilles pierres blanchies, du jardin abandonné, des grillages rouillés. Le lieu est abandonné par le temps. Je pousse le portail fébrilement, je sais comment l’ouvrir avec facilité, je connais bien le mécanisme. Bien sûr, je suis nostalgique, je revois quelques images d’enfance prendre forme dans la brume des souvenirs : des spectres résurgents, sortis tout droit du sol pour renforcer le caractère fantomatique du lieu. Je rentre dans la demeure, je sais que je ne suis pas tout seul. Mais étrangement, je n’ai pas peur, je savais que je le trouverais ici. Le mort n’est pas avec la foule, il est dans la maison. Il foule encore le plancher de son pas lourd, les murs suintent encore son odeur rassurante. Je m’approche discrètement de lui, je ne souhaite pas qu’il s’aperçoive immédiatement de ma présence. Je tiens à le voir bouger naturellement, sans le poids de mon regard. La baraque vide prend des airs solennels d’église et la scène m’inspire une forme de recueillement ému. Je l’observe encore de loin, il est toujours ce grand gamin aux yeux noirs. Je le vois fendre les airs avec un vieux chandelier qui fait office d’épée imaginaire, je ne peux contenir un rire étouffé. Il m’a entendu et se tourne vers moi. Il n’a pas l’air surpris de me voir ici, il savait comme moi qu’on se retrouverait dans ce lieu. Nous avions éprouvé la même nécessité d’accourir vers ce refuge idéal du passé. Un silence recouvre tout l’espace, le temps devient somnolent à son tour. A ce moment précis, une foule de sentiments m’envahit, me prend la gorge, comme un sanglot retenu depuis plus de dix ans. L’enfant que je suis a envie de sortir de ce corps d’adulte muet, des années de silence demandent à sortir ! Tout mon être veut exploser à la face de mon père ! Je veux lui hurler tout mon amour de gosse, je veux lui dire qu’il est mon héros, l’ériger en dieu craint et vénéré ! Je voudrais pouvoir sortir ce monstre d’émotions silencieux, ce monstre qui vit dans tout mon sang ! Les émotions sont énormes, elles me mangent littéralement la gorge. C’est un barrage d’émotions qui se construit au fond de mon gosier. Au milieu de cette digue, à travers une toute petite fissure, une seule phrase est parvenue à sortir. Une seule. Tellement insignifiante, une de ces phrases banales qui masquent un déluge de forces intérieures : « Alors sale temps hein ? »  Je n’ai rien pu dire d’autre, j’ai même détourné la tête quand un son est sorti de ma bouche, pour ne pas croiser son regard gêné. Quand j’ai voulu retrouver son regard, il avait disparu. A t-il réellement pris forme au milieu de ces murs ? Ai-je vu un fantôme ? Ou bien l’ai-je seulement imaginé ? Je ne sais pas vraiment. Je ne le reverrais jamais, c’est certain.

Cinquième pas. Je dois reprendre la route et avancer coûte que coûte. Accepter ?

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2 Responses to “Cinq pas en avant”

  1. Grégoire Annie dit :

    Un vrai génie littéraire, ce Max.
    Maître du suspens en plus !

    J’espère qu’un éditeur va te lire …

  2. Max dit :

    Merci beaucoup, ça me fait rudement plaisir d’avoir un deuxième lecteur *_*

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